UN TEMPS POUR PHILOSOPHER
Pendant 4 jours nous avons pris le temps de philosopher, de nous questionner, de chercher des arguments de lire et d’interpréter un texte dense et profond de Nietzsche, un conte indien, une phrase de Kant, une photo de de Vivian Maier. Nous avons travaillé la logique indispensable à l’hygiène de la pensée. Sans oublier de nous questionner sur nous-mêmes, car à quoi bon théoriser sur les différents désirs selon Épicure ou la mauvaise foi chez Sartre si nous ne regardons pas en nous ce qu’il en est ? Tout cela au milieu de la nature qui paisiblement nous a offert sa beauté. Les stagiaires d’âge et d’origine socio-professionnelles variées (chef de chantier, étudiante en philo, coiffeuse, coach en entreprise, médecin, chômeuse, professeure d’université, travailleuse sociale, comédienne, greffière au ministère de la Justice) ont pu s’exercer chacun à animer un atelier de pratique philosophique en devenant à son tour maïeuticien, c’est-à-dire en questionnant les autres pour les pousser à réfléchir Certains des stagiaires participent à la formation que nous proposons pour devenir praticiens philosophes. Il y a du travail. N’avons-nous pas besoin de prendre le temps de la réflexion, un temps qui nourrit et donne sens à l’action ?
Merci à Cédric Le Lay pour son travail rigoureux de philosophe coanimateur. Merci aux participants pour leurs idées vivantes. Ce stage était le 14e organisé depuis 2013 où j’ai commencé à philosopher autrement et dans l’esprit de la philosophie antique. D’autres sont prévus à partir de l’automne à Paris, en Auvergne, en Tunisie et au Maroc.
Ci-dessous, la retranscription du dialogue que nous avons joué Cédric et moi en début de séminaire pour introduire à la question de la connaissance de soi.
Laurence
Cédric, est-ce que tu te connais ?
Cédric
Ben, oui, je fais de la pratique philo depuis un moment, je me connais un peu maintenant
Laurence
Ah oui, alors dis-moi, qu’est-ce tu connais de toi ?
Cédric
Hum, je suis bienveillant, réfléchi, sensible et…paresseux.
Laurence
Tiens c’est amusant ta façon de te définir. Tu remarques quelque chose ?
Cédric
Qu’est-ce que je remarque ? Attends, je donne des qualités psychologiques, normal non, mais qu’est-ce que j’aurais pu donner d’autres ?
Laurence
Des qualités physiques par exemple. Est-ce qu’elles ne te définissent pas aussi et permettent donc de te connaître ?
Cédric
Oui, c’est vrai, ça. Savoir que je ne suis pas très grand, pas spécialement costaud, que j’ai une tâche de naissance, ça fait aussi partie de moi.
Laurence
Est-ce important de le savoir ?
Cédric
Oui, parce que je suis limité et conditionné par mon corps. Certaines actions ne sont pas possibles pour moi. En plus mon physique oriente aussi mon rapport aux autres, il suscite des réactions chez eux : sympathie, antipathie, intérêt, rejet….désir même. C’est intéressant de connaître tout cela pour pouvoir mieux agir.
Hum...mais d’un autre côté c’est aussi intéressant de ne pas bien avoir conscience de ses limites car si j’en avais eu réellement connaissance, il y a certains risques que je n’aurais jamais pris.
J’ai fait du MMA free fight un sport de combat assez violent interdit en France d'ailleurs. Je me suis pris des coups, j'ai été blessé et là tu te dis : ah, ok, c'est bon pour moi, ça va aller comme ça.
Laurence
Donc cette non-connaissance de toi que tu avais au départ t’a permis de te connaître finalement ?
Cédric
Oui parce que pour me connaître j’ai fait l’expérience de mes limites physiques, je les ai comprises en les éprouvant. Ça a été douloureux, j’ai été blessé dans mon corps mais aussi psychologiquement car je me suis rendu compte que j’étais plus vulnérable que je ne pensais.
Laurence
Et alors cette connaissance, elle te limite ou te libère ? Elle t’aflaiblit ou te renforce ?
Cédric
Elle me renforce et me libère, j’étais fragile quand je m’illusionnais sur moi-même. Avec des illusions on ne peut pas agir, on est impuissant. En faisant l’expérience de ce sport j’ai pris conscience que je n’étais pas batman mais que j’étais seulement Cédric, mais c’est pas grave, tu sais.
Laurence
Revenons à ta façon de te présenter. Bienveillant, réfléchi, sensible et paresseux, trouves-tu que ta façon de définir ton intériorité est originale ?
Cédric
Pas tellement...bienveillant, sensible…. en plus ce sont des qualités à la mode, c’est très tendance d’être bienveillant... mais je ne cherche pas à être original.
Laurence
Quelqu’un qui te dit, « je ne cherche pas à être original mais qui se défini entre autre comme paresseux, cette personne ne cherche-t-elle à être originale ? Ce n’est pas courant de dire de soi qu’on est paresseux. Bonjour je me présente, je suis Cédric : je suis ceci ce-là et je suis paresseux. C’est pas banal de se présenter comme ça.
Cédric
Oui, cette personne quand elle se présente comme ça, elle fait peut-être la maline elle cherche à être originale, mais tout le monde cherche à se distinguer, non !
Laurence
Mais si tout le monde cherche à se distinguer, comme tu dis, quelle en est la conséquence ?
Cédric
Euh… Que c’est banal de vouloir être original. Ok, je ne suis pas original dans ce que je pense être et toi Laurence, tu es originale ?
Laurence
Il ne s’agit pas de moi, mais tu sembles agacé, qu’est ce qui t’agaces ?
Cédric
Toi non plus, tu ne réponds pas à mes questions, c’est facile de te draper dans ta posture de philosophe. Poser des questions aux autres, est ce que ce n’est pas une façon de te cacher ?
Tu me fais dire que je suis banal, mais toi dis-moi qui tu es, que connais-tu de toi ?
Laurence
Ok, ça va, ça va ce que je te propose, c’est de dire comment toi tu me vois, ce que tu connais de moi et ensuite je te dirai comment je te vois. Ça marche ?
Cédric
Humm, ok ça me va. Tu es courageuse, volontaire, tu fais preuve d'une certaine lucidité sur les gens, mais tu as du mal à prendre du recul par rapport à tes émotions, tu es souvent dans l’affect. Tu te reconnais dans ce petit portrait ?
Laurence
Oui, c’est vrai. Je peux me laisser emporter par mes affects. Par exemple je me souviens d’un séminaire à Saint Point il y a quelques années, j’avais adoré un atelier que j’avais animé...c’était un atelier sur les stoïciens et leur idée de savoir faire la différence entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas…. les personnes avaient eu des analyses qui m’avaient semblé très intéressantes. J’étais carrément enthousiaste mais je ne m’étais pas rendue compte que cette joie n’était pas partagée par une des participantes qui était dans un tout autre état d’esprit.
Elle, elle était prise dans une colère qui a explosé par la suite.
Elle était enfermée dans son affect de colère et moi dans celui de joie ce qui a d’ailleurs rendu sa colère encore plus forte parce lorsqu’on voit quelqu’un de très joyeux quand on est en colère, ça énerve encore plus.
Finalement pour moi la douche a été froide quand je l’ai vue exploser, je n’avais rien vu venir. Maintenant, je me méfie de mes enthousiasmes qui peuvent être une façon de me protéger d’une réalité contraire à mes attentes.
Cédric
Et toi comment tu me vois ?
Laurence
Hum, j’ai remarqué que tu as une tendance au ressassement quand on travaille ensemble il t’arrive souvent de répéter plusieurs fois la même chose, comme pour t’assurer que j’ai entendu et te rassurer. Imagine la catastrophe si je ne t’avais pas entendu... Je dirais aussi que tu es aussi un peu timide et craintif. Tu as du mal à te lancer, à proposer des ateliers, dans ton bled de Bretagne. Pourtant tu as un esprit fin, il suffit de lire les textes que tu as écrits sur ton site pour s’en rendre compte.
Et toi, tu te reconnais ?
Cédric
Oui en partie, ce n’est pas très flatteur (rires)
Laurence
Tu as besoin que l’on te flatte ?
Cédric
Non, mais disons, que j’aurais préféré d’autres qualificatifs.
Laurence
Comme quoi ?
Cédric
Je ne sais pas…Comme sensible, réfléchi, ouvert…
Laurence
Et pis quoi encore….t’as besoin d’encore un petit coup de brosse à reluire….Tu préfères que je te dise ce que tu penses être ou ce que tu es ?
Cédric
Ce que je suis, même si ce n’est pas très plaisant. En même temps, qu’est ce qui me prouve que ce que tu dis de moi est juste ? Comment savoir que tu n’es pas mal intentionnée ?
Laurence
Ben t’as pas une idée ? Quand je te dis que tu ressasses comment tu pourrais savoir si je suis mal intentionnée ou si je dis vrai ?
Cédric
D’autres personnes me l’ont déjà dit. Et quand je radote et que tu me le dis, je m’en rends bien compte. Donc il suffit de vérifier par des faits.
Laurence
Je sais que tu as été manager pendant quelques années et que tu as suivi dans ce cadre des formations pour mieux se connaitre, c’est bien ça ?
Cédric
Oui, j’ai suivi plusieurs formations quand j’étais manager dont certaines étaient axées sur la connaissance de soi comme le DISC (les couleurs) le MBTI, l’analyse transactionnelle. J’ai également répondu à un tas de questionnaires qui permettaient d’établir mon profil psychologique…
Laurence
Et toutes ces formations, elles t’ont permis de mieux te connaitre ?
Cédric
Oui, je sais par exemple que je suis un « INTP » en MBTI, que j’ai une dominante verte avec du jaune pour le DISC, que…
Laurence
Quoi ? C’est quoi ces trucs ? Tu vas me faire la liste de tous tes profils ? parce que tu n’as toujours pas répondu à ma question : est-ce que ça t’a permis de te connaître ?
Cédric
J’allais y venir, tu sais Laurence c’est bien aussi de s’intéresser à autre chose que la pratique philo, tu devrais essayer, t’es pas un peu obsessionnelle ?
Mais je vais te répondre. Je connais mes profils avec certains outils mais est-ce que je me connais mieux ? Pas vraiment, le plus souvent ça reste des généralités, je me retrouve forcément dans ce qui est dit et c’est bien ça le problème... Même si ça parait exhaustif, en lisant ces profils, je ne suis pas plus avancé sur moi-même. Ça reste lisse, trop complaisant pour être pertinent. Ça ne dit rien de mes lâchetés, de mes mensonges, de mes peurs, de mes hontes, de mes joies, ça ne dit rien de moi ou si peu.
Laurence
Donc si je te comprends bien tout ça ne t’a permis de te connaître toi-même ?
Cédric
Oui, c’est resté trop extérieur
Laurence
Que faut-il pour que ça soit intérieur ?
Cédric
Il faut que ça nous touche, que ça nous provoque. Ça nous sort du petit confort habituel de notre ego. T’as jamais vécu ça Laurence ?
Laurence
Eh, tu veux me bousculer en me parlant sur ce ton ?! Ben oui t’as raison ! Chaque pas que j’ai fait dans la connaissance de moi a été provoqué par l’inconfort d’une critique, par la petite morsure d’une prise de conscience. Dernièrement j’ai eu une dispute et je me suis rendue compte grâce à mon interlocuteur que je peux exprimer du mépris par mon attitude physique et cela m’a beaucoup peinée car je n’aime pas les personnes méprisantes et je n'aime pas du tout me voir comme ça. Mais cette prise de conscience inconfortable m’a appris quelque chose d’important.
Cédric
Donc pour se connaître intérieurement il faut une prise de conscience qui implique un certain inconfort. Y a-t-il un avantage à ne pas se connaître ?
Laurence
Le séminaire porte sur la connaissance de soi et toi tu me demandes s’il y a un avantage à ne pas se connaitre ?!
Cédric
Tu vois pas un intérêt à poser cette question ?
Laurence
Oui, peut-être. Laisse-moi réfléchir. Se connaitre, se connaître en pratique philo on a que ça à la bouche. Mais à quoi bon ? Le moi n’est peut-être qu’une illusion, comme le pensent les bouddhistes.
Cédric
En effet, dans ce cas à quoi bon connaitre une illusion ?
Laurence
Oui, on est peut-être qu’une illusion, mais elle est persistante et vaut peut-être la peine d’être connue le temps de notre éphémère passage sur cette terre. Cette illusion on peut la questionner, l'examiner, on peut tenter de comprendre comment elle s'est formée, qu'est-ce qu'elle produit autour d'elle. Ce stage c'est l'occasion de le faire pendant 4 jours. Alors allons-y commençons et vous que connaissez-vous de vous ?