PORTRAIT DE FEMME EN PHILOSOPHE-CAMIONNEUSE
Quand tu étais enfant tu désirais t’aventurer dans le monde, dès que cela t’était possible tu aimais courir dans les bois, grimper dans les arbres, foncer sur un vélo de course, construire des cabanes, tu rêvais de partir dans des fusées, chevaucher de fougueux destriers, comme Robin des bois tu te voyais donner ton énergie pour aider les malheureux. Ça ressemblait à des goûts de garçon, mais ça t’amusait bien plus que ce qu’on te présentait du modèle des filles : rester à la maison, s’occuper du ménage, être jolie et rêver doucement.
Spontanément et sans te poser de question, comme le font les enfants, tu allais vers ce que tu aimais. Et comme ce que tu aimais, on te le présentait comme des occupations de garçon, tu te prenais pour un garçon.
Un jour, début de l’adolescence, il a bien fallu te rendre à l’évidence, par ton sexe on te signifiait que tu n’étais pas un garçon, mais un garçon manqué donc une fille. Et une fille qu’est-ce que ça fait ? Ça doit plaire aux garçons. Et comment ça leur plait ? En étant désirable donc jolie (mais pas trop désirable quand même ça serait vulgaire et le risque c’est d’être violée). Comment être jolie ? Être fraîche ou en avoir l’air, être grande, mince, sans poils sur les jambes, sous le nez, sous les bras, sourire, être gentille, attentive. Tu ne remplissais pas bon nombre de ces critères et en eux-mêmes ils ne t’attiraient pas du tout, mais comme tu voulais être désirable, mais pas trop, il fallait bien en passer par là. Mettre dans ce cadre imposé, ce corps que la nature t’avait donné. On te disait que te faire belle, c’était prendre soin de toi, cela suffisait pour te convaincre, mais c’était prendre soin de toi ou du désir des garçons ?
C’est quoi le problème de vouloir être désirable ? C’est qu’on tente de se conformer au désir de l’autre, mais on ne sait plus ce qu’on désire soi-même. On croit qu’on va exister en étant désirée, aimée, reconnue. On est donc à la fois à l’extérieur de soi et obnubilée par soi. Manque de générosité, manque d’ouverture, manque d’attention à ce qui est autre. Cette logique produit de petites femmes jolies, mais égoïstes et enfermées.
De quoi avais-tu envie au juste ? Tu finissais pas ne plus le savoir. Tu manquais de courage, tu t’efforçais à grand-peine de te conformer à ces attentes que tu percevais sans te les formuler. Si tu avais déçu ces attentes : être jolie, douce, discrète, on t’aurait peut-être exclue, l’idée te terrifiait. Pourquoi ? Tu n’en savais rien. Tu étais comme un petit animal qui tremble et qui a peur, tellement peur et tremblant qu’il ne sait pas de quoi il a peur.
Comme tu ne savais même pas formuler clairement ces attentes te concernant, tu les vivais comme des sortes d’attirances dont tu te croyais librement la cause simplement parce que tu n’avais pas conscience d’être déterminée par d’autres causes. Ainsi croyais-tu désirer cette robe qui te faisait tellement plaisir alors même qu’elle te serrait la taille et t’empêchait de respirer. Tu croyais aimer la douceur en toi, tu la voulais tellement cette douceur qui ferait de toi une personne aimable que tu en oubliais la tigresse qui sommeillait et que tu sommais de se taire. Tiens-toi tranquille tigresse ! Mais de temps à autre, elle montrait dangereusement les crocs, ce qui t’effrayait.
Trouillarde, tu avais peur d’être rejetée et tu avais peur de la tigresse en toi !
Personne ne t’avait dit pourtant qu’une femme doit être douce, jolie, se tenir tranquille et dépenser pour ces objectifs son énergie. Non personne, bien au contraire, on te disait à longueur de journée qu’une fille est l’égale d’un garçon, qu’elle est libre et autonome, qu’on n’est plus au XIXe siècle, qu’on n’est pas dans ces pays arriérés où les femmes n’ont pas de droits. On te le disait, mais on te montrait tout l’inverse.
C’est beau les valeurs, généralement quand on les proclame c’est pour s’épargner de les appliquer.
Je te dis de ne pas te soucier du regard des autres, je t’encourage à être toi-même, tout en remontant une mèche avec un geste étudié et en faisant des oeillades à droite et à gauche pour qu’on m’assure que je suis la plus belle en ce royaume. Elle te rassure, un peu comme ces bons élèves qui te disent que si tu as une mauvaise note ce n’est pas grave, mais qui font toute une maladie quand ils n’ont pas 18.
Bref entre les discours, les actes, les attentes non dites et tes peurs, tu étais paumée.
Un beau jour d’été au bord d’un lac, sous l’ombre protectrice d’un tilleul, tu as découvert Platon, ses dialogues, beaucoup d’idées et de raisonnements t’échappaient mais le peu que tu en saisissais était beau. Et puis en tournant les pages tu remontais dans le temps et tu imaginais ces hommes antiques dans leurs tuniques dialoguant et se questionnent à l’ombre des oliviers. Il n’y avait pas de femmes dans ce monde-là, à part la sage Diotime et la petite joueuse de flûte du Banquet vite congédiée. Pas de femmes, mais tu as pensé que la philosophie t’aiderait à comprendre quelque chose et à t’y retrouver.
Ça t’a pris du temps.
Ce que tu prenais pour de la philosophie a commencé par te paumer un peu plus que tu ne l’étais déjà.
C’était quoi faire de la philo ? Était-ce chercher la sagesse comme beaucoup le disent et comme l’indique l’étymologie ou bien était-ce avoir un poste de professeur pour parler de la sagesse ?
Comme tu étais devenue une petite chose de plus en plus fragile, tu as d’abord cru que c’était la deuxième option. Pour devenir professeur et passer les concours tu as lu des livres de Marc-Aurèle, Épicure, Montaigne, Spinoza, Leibniz, Rousseau, Hume, Nietzsche, Kierkegaard, Hegel, Bergson, Bachelard, Heidegger, Sartre, etc…pas beaucoup de femmes, ah si quand même Arendt et Simone Weil !
Tu étudiais dans le culte qu’on leur vouait et que tu croyais bon de leur vouer. Les philosophes : des sortes de saints, pas tous compatibles entre eux, ils fallait choisir devant lesquels t’incliner. À ton époque c’était plutôt Deleuze, Foucault et le grand maître Nietzsche.
L’admiration est un sentiment qui a du bon, car il peut nous pousser en avant, nous forcer à nous élever, mais il a aussi du mauvais, si nous sommes faibles et perdus, il peut nous inhiber, et nous faire perdre tout esprit critique « les génies sont trop forts pour moi ». Et puis, si ce ne sont que des hommes et que je n’en suis pas ?
Tu ne comprenais pas que ce concept de génie est idiot, car à force de placer certains très haut, il dispense les autres du moindre effort. Il fait croire en une magie qui placerait quelques uns au-dessus, comme s’il était finalement inutile de se lancer de tout son être, avec toute son attention quand on n’est pas déjà élu.
Le sentiment d’admiration a du mauvais aussi quand on croit que pour exister il faut être admiré par les autres.
Rousseau a bien montré ce problème en distinguant entre l’amour de soi et l’amour propre. Tu l’étudiais avec des professeurs de la Sorbonne : l’amour propre c’est avoir besoin que les autres nous aiment pour s’aimer soi-même, l’amour de soi c’est s’accepter comme on est et s’aimer quand même. Encore une fois c’est ce qu’on théorisait en cours, mais certainement pas ce qui était mis en pratique. Les professeurs de la Sorbonne, 90% de messieurs, aimaient plus que tout, se trouver au centre des regards et ils savaient monopoliser la parole pour y être et y rester. Cela t’impressionnait. Ils avaient besoin de ce rôle pour exister, ils étaient dans l’amour propre, ça se voyait bien, même s’ils valorisaient plutôt l’amour de soi. Au besoin, ils utilisaient un langage abscons, un verbiage plein de circonlocutions tordues, avec des tonnes de références, l’air de dire : si vous n’avez pas lu tout ce que je vous cite et si vous ne me comprenez pas vous êtes des idiots ! Tu essayais de prendre un air intelligent parce que tu te croyais idiote. En public tu étais incapable d’aligner trois mots, rien ne te venait. La peur d’être bête te rendait bête.
Tu croyais alors que leur charabia les avait conduits au centre c’est-à-dire à la Sorbonne centre de Paris, à Paris centre de la France, en France centre de la Terre, sur la Terre centre de l’univers. Besoin de se penser au centre pour se rassurer de l’angoisse de n’être rien d’autre qu’une poussière. Et toi ? Tu étais une poussière en orbite sur les bancs de la Sorbonne.
L’esprit et le coeur abimé par ces représentations propres au milieu et à l’époque où tu évoluais, tu quémandais de l’amour et de la reconnaissance (tu mélangeais les deux). Tu attendais le résultat plutôt que d’aimer le chemin et, les yeux fixés sur le sommet, tu ne voyais pas que ce chemin était magnifique.
Heureusement tes attentes ont été déçues ! La déception est une très bonne chose, car c’est l’occasion de se rendre compte que ce qui nous déçoit n’est pas la cause du mal, mais plutôt ce qui révèle la cause du mal. Si tu es déçue parce que tu n’es pas reconnue, pas désirée ou pas aimée, tu peux commencer à te questionner. Et à comprendre que tu es déçue parce que tu avais une attente mal placée.
Pourquoi cette attente ? Cela a-t-il du sens d’attendre de la reconnaissance ? Et de l’amour ? C’est quoi la différence ? Quel genre de personne attend de la reconnaissance ? de l’amour ? Est-elle active ou passive ?
Et s’il fallait choisir, entre
A) avoir de la reconnaissance, mais ne pas connaître le plaisir de réfléchir, de questionner, de lire, de dialoguer, d’écrire
ou bien
B) connaître le plaisir de réfléchir, de questionner, de lire, de dialoguer, d’écrire, mais ne pas avoir de reconnaissance
Que choisirais-tu ?
Je choisirai le plaisir de réfléchir, de questionner, de lire, de dialoguer, d’écrire. Donc la reconnaissance n’est pas le plus important ? Non
Alors tu comprends que ce qui compte finalement c’est le chemin, c’est la réflexion, les questions, le dialogue, la lecture, l’écriture.
Un grand plaisir, le sel de l’existence pour toi, on pourrait tout te prendre cela te resterait.
Finalement certaines personnes t’accordent une forme de reconnaissance et te donnent même des marques d’encouragement, d’attention, de gentillesse. Cela te comble et tu comprends que tu voyais les choses de travers.
Maintenant tu te sens plus en accord avec toi même.
N’est-ce pas cela l’émancipation ? Se défaire de carcans qui nous enferment, par lesquels on se diminue soi-même parce qu’on accepte de rentrer dans une logique inhibante. Pourquoi on l’accepte ? par peur de ne pas être aimé.e, par peur d’être rejeté.e.
S’émanciper alors, développer une nouvelle puissance. C’est-à-dire ne pas tourner en rond dans les cadres imposés, s’aventurer à l’extérieur. Faire le vide et voir ce qui advient. Allez dans la nature, faire de la place au silence. Laisser venir, regarder ce qui surgit, même des trucs bizarres, pas conformes. Les accueillir, les regarder sans les rejeter, c’est ainsi que l’on crée.
Tu conduis un camion de déménagement, tu as presque 50 ans, tu es prof de philo, mère de famille. Ça te plait et t’amuse d’être au volant d’un gros véhicule. L’idée surgit : pourquoi ne ferais-tu pas comme Socrate au lieu de dire ce qu’il faisait ? Qu’est-ce qui t’interdit de le faire ? Pourquoi tu n’irais pas ici et là rencontrer les gens et les questionner pour savoir comment ils pensent ?
Oui, et si on te prend pour une folle ? Mais tu sais bien que tu n’es pas folle !
Tu pourrais aménager ton camion pour inviter les personnes à philosopher. Tu pourrais aussi y dormir, tu irais ici ou là, tu pourrais même franchir des frontières et aller voir comment on pense en Espagne, au Maroc, en Tunisie.
Oui, et Socrate, il ne s’est pas fait que des amis ! Et alors, ça te fait peur de ne pas être aimée? D’avoir des ennemis ? Non ça va, pas peur ! Je vais expérimenter pour de vrai l’amour de soi plutôt que l’amour propre, car l’amour de soi n’a pas besoin d’être confirmé par les autres. Il y en a eu d’autres qui ont eu l’idée avant toi de copier Socrate. Oui plein d’autres, on est toute une équipe de questionneurs, et pourquoi pas moi si c’est vraiment ce que j’aime faire ?
Alors, vas-y ma grande !
Des moments olé, olé.
C’est quoi cet objet non identifié ? C’est la Philomobile !
Pourquoi on répondrait à tes questions ? On n’a pas envie, mais tu te prends pour qui ? Demander de réfléchir plutôt que de réagir ? Comme tu es prétentieuse ! Lors de ton premier atelier philo à Pontarlier, tu demandes à ce type parti pour un long discours de se taire et d’écouter cette dame. Tu vois comme tu es maladroite, tu deviens agressive ! Tu es pénible, tu le sens, ça t’énerve. Le lendemain, dans un article de l’Est Républicain le journaliste a même écrit que tu es castratrice.
Oui ben quoi, c’est la tigresse qui n’est pas domptée puisqu’elle s’est toujours dissimulée, d’accord elle est maladroite, pas très aimable, mais « castratrice », tout ça parce qu’un participant n’aime pas qu’on lui dise de se taire et d’écouter une autre personne, faut pas exagérer quand même !
Une tigresse avec des cheveux gris qui conduit un camion, qui a transformé sa table à repasser en table à philosopher (pour le comprendre regarder ma dernière vidéo "Visite de la Philomobile") qui voit du pays et philosophe avec toutes sortes de personnes des bourgeois de province, des bourgeois de Paris, des prolos de banlieue, des détenus de prison, des chefs d’entreprise, des lycéens marocains, des villageois espagnols, des étudiants tunisiens, des gilets jaunes, des paysans et des petits enfants.