GAGNER CONTRE SOI-MÊME, UN AUTRE RAPPORT AU LANGAGE.
Dans un atelier de pratique philosophique, il n’est pas question de débattre, ni de convaincre les autres. C’est un rapport au langage très particulier qu’il s’agit d’instaurer, nous n’en avons pas l’habitude, il diffère de celui qu’on pratique habituellement sur les réseaux sociaux ou sur les plateaux télé. L’objectif n’est pas de rallier les autres à notre idée, ni de montrer que nous sommes le meilleur parce que nous avons raison (ce type de fonctionnement s’appuie sur une inquiétude et sur le besoin de se rassurer).
Il n’est pas question non plus de simplement laisser libre cours à son besoin d’expression sans se mettre réellement à l’écoute de ceux qui nous entourent. Écouter ce n’est pas laisser dire, en attendant son tour. Écouter activement n’exclut pas d’interrompre, car on ne peut pas suivre un flot ininterrompu. Écouter n’exclut pas de questionner pour vérifier que l’on a compris, pour que l’autre précise sa pensée. Mais bien souvent parce que nous craignons la situation conflictuelle du débat, nous ne voulons pas juger les propos, encore moins les arrêter, tous sont valables proclamons-nous. Mais alors les idées se diluent dans le brouillard du tout-se-vaut.
Ni débat, ni défoulement d’expression, la démarche implique ici quelque chose de plus libre, de moins craintif, de plus détaché de ses besoins et de ses angoisses. Il s’agit de penser et de pousser l’autre et soi-même à penser. En commençant par examiner les idées que nous avons, certaines n’ont pas de sens, ce sont des avortons d’idées pour filer la métaphore de l’accouchement maïeutique, d’autres sont porteuses, elles nous surprennent, ouvrent notre esprit sur une nouvelle perspective. La posture est plus esthétique qu’éthique, elle est plus déstabilisante que pesante.
Dans ce contexte, l’autre apparait comme un adversaire/partenaire. En nous affrontant, en le provocant parfois, comme cela se produit dans un art martial, nous ne cherchons pas à gagner contre lui mais contre nous-même. Et nous l’invitons à la même posture : il sera meilleur vainqueur à gagner contre lui-même que contre nous.
Qu’est-ce que ça veut dire gagner contre soi-même ? Nous avons tous une tendance à protéger nos certitudes. Aussi dès qu’elles sont questionnées, souvent nous réagissons très rapidement face à ce que nous percevons comme une attaque. Il y a là quelque chose d’instinctif, nous voulons nous défendre parce que nous nous sentons menacés.
Très souvent nous agissons sans réfléchir poussés par une émotion donc par une sorte de mécanisme déterminé, comme si nous n’avions pas d’autre choix que de faire ce que nous faisons. Or gagner contre soi-même c’est gagner contre ces mécanismes rigides en nous, c’est gagner en souplesse et donc en liberté.
Gagner contre soi-même, c’est petit à petit éduquer ses émotions. Une situation donnée n’implique pas toujours une seule réaction. Certes si je vois un camion me foncer dessus la peur se saisira de moi et dans ce cas je n’aurai pas de choix, pas de temps d’hésitation pour me sauver et sauver ma peau. Mais toutes les situations ne sont pas des situations de survie dans lesquelles il s’agit de se défendre ou de prendre la fuite pour se sauver, pourtant bien trop souvent nous vivons ce qui nous arrive sur ce schéma.
Il suffit parfois que quelqu’un ne soit pas d’accord avec nous, mette en cause une idée qui nous semble évidente, prononce un mot qui ne nous plait pas, voie un problème dans notre argument et nous nous sentons attaqués comme s’il fallait nous protéger, nous méfier, nous dissimuler, comme s’il en allait de notre survie. Aussitôt nous sortons les griffes, nous sommes sur un mode réactif et non pas un mode actif. Bien que nous ayons l’air menaçant et agressif nous sommes bien plus passifs qu’actifs car nous subissons nos émotions. Or lorsque nous apprenons à différer nos réactions, à les mettre en suspens, un champ plus largue s’ouvre à nous, un geste moins précipité et parfois plus étonnant, plus beau peut surgir.