ATELIER PHILO AVEC DES ENFANTS : apprendre à mieux se connaître.
Pendant les ateliers philo il est possible d’inviter les enfants non seulement à réfléchir à partir d’une question ou d’une histoire, mais il me semble important aussi de les questionner sur eux-mêmes.
Penser en effet, n’est-ce pas prendre du recul non seulement avec nos idées, mais aussi avec nous-mêmes, avec celle ou celui qui produit ces idées ?
S’inspirant de Nietzsche, on peut établir une forme de généalogie en considérant que nos pensées, nos attitudes conscientes sont des symptômes de l’état de notre psychisme qu’il est possible de prendre le temps d’examiner.
Je propose l’idée que notre psychisme est en bonne santé quand il est capable de rentrer dans une relation constructive avec ce qui est autre. Un épanouissement psychique et intellectuel est possible quand l’échange produit un enrichissement. Grâce à cet échange, nous avons pu questionner nos opinions sans nous contenter de les ressasser, nous avons pu progresser dans la compréhension du monde et de nous-mêmes.
Mais toutes sortes d’obstacles empêchent que les échanges produisent une telle progression. En commençant par le principal : notre ego inquiet qui tantôt tient à prouver qu’il existe, tantôt pétri de complexes et impuissant se ratatine sur lui-même.
Aussi lors d’un atelier philo, l’animateur invite-t-il à prendre conscience de cet ego et de ses inquiétudes qui l’empêchent de s’enrichir comme de mauvaises habitudes alimentaires peuvent nous empêcher une bonne digestion et l'assimilation des aliments.
Je propose ici de donner un exemple d’atelier philo mené avec des enfants pour illustrer mon propos.
Petite école d’un village de montagne. Avec les enfants de CM1 nous sommes réunis dans la bibliothèque du village. Ce jour-là, il est question d’amitié : qu’est-ce qui favorise la rencontre amicale ? Qu’est-ce qui l’empêche ? Comment sait-on qu’une personne est notre amie ?
Mais au bout d’un moment, je remarque que Paul est ailleurs. Quand je demande qui est d’accord ou pas d’accord avec une idée émise, il ne se positionne pas. Il ne semble pas entendre les questions posées.
Je luis fais remarquer son côté rêveur et je lui demande si c’est une attitude habituelle chez lui. Il me répond qu’en classe, c’est souvent le cas, il est ailleurs, il n’écoute pas. En souriant, je dis : « donc toi, Paul tu es parti t’installer sur la planète mars. Sais-tu pourquoi tu es parti si loin ? ». Paul me regarde avec de grands yeux interrogateurs, il n’en sait rien.
Je lui propose alors de comprendre les raisons de son éloignement en demandant à d’autres enfants qui auront peut-être une idée. Paul demande donc à Osman qui lui dit que s’il s’est installé sur Mars c’est qu’il s’y trouve bien tranquille. Paul sourit, c’est vrai que là-haut dans sa bulle, il est bien. Il demande ensuite à Kilian qui ajoute, « c’est peut-être aussi que tu n’es pas bien parmi nous sur la terre ». Paul approuve et incline son visage d’un air pensif. Je lui demande alors « vois-tu la conséquence si tu t’installes sur Mars ? » Paul me répond qu’il ne s’intéresse plus trop à ce qui se passe ici et ne peut pas réfléchir avec nous. D’une certaine manière son attitude l’exclut.
Mais depuis le début de notre discussion, j’ai remarqué que pour demander un éclairage propice à l’aider dans son travail d’introspection, Paul ne s’est adressé qu’aux garçons de la classe. Pourquoi n’a-t-il pas même adressé un regard aux filles ?
Lorsque je fais cette observation, une grande agitation parcourt les enfants. « Madame, Madame, on va vous expliquer ce qui s’est passé en CP ! ». Louise explique alors que Paul avait craché sur des filles de la classe et que depuis soit il les ignore, soit il les agresse. Mais Paul dit que des filles de la classe lui font le reproche d’être sale.
Précisons que la tenue de Paul n’est pas très soignée. Ses cheveux sont tout emmêlés, son survêtement est troué et taché de boue.
Revenant à notre sujet de départ, je demande « est-il essentiel dans l’amitié que notre ami soit propre ou est-ce secondaire ? ». Tous les enfants s’accordent pour dire ce c’est secondaire. « Donc on peut aimer notre ami même s’il ne s’est pas brossé ni les cheveux ni les dents ? » « Oui, ce n’est pas très agréable pour les dents » dit Margot « mais ça n’empêche pas l’amitié qui passe au-dessus de ça ». Alors je demande aux filles : « aviez-vous déjà réfléchi à ce qui est essentiel ou secondaire dans l’amitié ? », « pas vraiment » répondent-elles.
Je questionne encore « Mais peut-on aimer quelqu’un qui nous crache dessus ? ». « Non, alors là ce n’est pas possible, c’est trop violent de cracher sur quelqu’un ». Paul qui est revenu sur terre et a cessé de rêver est d’accord avec Margot. Il jette autour de lui un regard un peu perdu.
Je demande à Paul si la discussion est agréable ou désagréable, il dit que c’est gênant, mais c’est quand même l’agréable qui l’emporte. Je dis en souriant « Alors sur terre, c’est moins tranquille que sur mars, mais c’est pas mal quand même, qu’en penses-tu ? ». Paul sourit aussi et acquiesce.
Je lui demande alors : « que pourrais-tu faire ? » Paul dit qu’il pourrait demander pardon pour avoir craché sur des filles. Il se tourne vers elles pour la première fois de la séance et formule sa demande de pardon.
Je demande aux filles si elles lui pardonnent. La moitié d’entre elles se refuse à le faire, elles disent qu’on ne peut pas lui pardonner, il recommencera. L’autre moitié lui fait confiance. « Son visage était sincère quand il a demandé pardon » disent-elles, « les choses vont changer ».
Cet exemple illustre le travail sur les attitudes qu’il est possible de mener avec des enfants et de façon plus générale avec des participants à un atelier de pratique philosophique. J’aurais pu faire comme si je n’avais pas remarqué Paul et poursuivre l’atelier sans l’interpeller. Comme il n’écoutait pas, j’aurais pu aussi projeter sur lui toutes sortes d’interprétations : penser que l’atelier philo ne l’intéressait pas ou encore imaginer qu’il n’était pas en capacité d’y participer. J’ai plutôt pris le parti d’aller questionner son attitude, de chercher à comprendre ce qui chez lui empêchait son esprit de se nourrir des échanges et donc de progresser dans sa compréhension du monde et de lui-même.
Lors de cet atelier nous avons donc non seulement questionné le concept d’amitié de façon générale, mais faisant retour sur les expériences vécues par les enfants j’ai tenté de les éclairer par le questionnement et la recherche d’hypothèses.
La pratique philosophique (contrairement à l’enseignement académique de cette discipline) suppose des allers-retours continus entre les expériences que nous vivons et une réflexion plus théorique et distanciée. En nous interpellant, cette pratique nous donne prise sur notre existence, en nous questionnant elle nous aide à prendre du recul pour mieux la vivre.
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