Vivre en philosophe nomade, des expériences et des rencontres
PHILOSOPHER ICI ET LÀ, QUI EST PRÊT ?
Trois jours à Argenteuil, arrêter le camion devant la gare, le lycée, dialoguer avec celles et ceux qui passent pas là. Souvent les personnes n’ont pas le temps (ce n’était pas la même chose quand je suis allée en 2018 philosopher en Espagne et au Maroc ou en 2019 en Tunisie. Il y a des pays où l’on prend davantage le temps de dialoguer que d’autres).
Exercice de patience dans les embouteillages du périphérique parisien, trois heures pour faire 20km (et dire que c’est le quotidien de certains!) puis se retrouver dans la tempête de neige, garder là aussi son sang froid. Dormir dans le camion, se réveiller et dialoguer avec Lola, Abdoulbachir, Adam, Sudenaz, Maïsa, Isil, Cassandre, Enzo, Enel et d’autres ados du collège de Saint-Claude dans le Jura.
Parfois certains sont intrigués par ce camion qui ressemble vaguement à celui des artisans. Mais quel est ce corps de métier me demande-t-on ? Alors je réponds que c’est de l’artisanat philosophique. Tout comme on peut prendre soin de l’intérieur de sa maison, on peut prendre soin de sa pensée, la rendre un peu plus claire, se mettre un peu plus à l’écoute, apprendre à s’étonner, à questionner, en éprouver du plaisir.
Lors de ces voyages et ateliers philo, je suis tantôt seule, tantôt je suis accompagnée d’amis apprentis philosophes avec lesquels nous poursuivons les réflexions en chemin. Ange, Rachida, Yann, Mélanie, Lucie, Jean-Jacques, Hélène ont partagé déjà un peu de cette vie nomade, ouverte sur les expériences et les rencontres. Si cela vous tente, j’embarque qui est prêt à l’aventure.
COMMENT DONNER DE LA VALEUR À NOTRE FRÊLE EXISTENCE ?
Devant les grilles du lycée d’Argenteuil, Ali, Lucie et moi arrêtons la Philomobile, un groupe de jeunes garçons est rassemblé là. Je m’avance vers eux, je leur parle de la philosophie, du questionnement, du plaisir de dialoguer. Évidemment, ils sont un peu surpris qu’on vienne les interpeller et les questionner de la sorte.
Ils se tiennent sur leur garde, certains sont un brin moqueur. Un autre jeune semble plus sérieux et à l’écoute.
Rapidement comme je l’avais déjà vu dans d’autres contextes, la discussion tourne autour de l’argent. Madame ce que nous voulons, dit un jeune c’est de l’argent, comment gagner un maximum d’argent ? Ah bon, pourquoi ? Pour s’acheter des voitures et des femmes, dit un autre d’un air très sûr de lui. Certains jeunes rient, un autre observe. Mais, la discussion tourne court.
Ali, Lucie et moi restons pensifs.
De l’argent, des femmes et du pouvoir, voilà l’objectif qu’ils affichent crûment et sans détour. On pourrait s’en offusquer, mais d’où leur vient un tel modèle ? N’est-ce pas ce qui est généralement recherché à toutes les échelles de la pyramide sociale ? N’est-ce pas ce qui est affiché à son sommet sans même avoir besoin d’être proclamé ? N'est-ce pas ce qui fait croire à ceux qui n'obtiennent pas satisfaction qu'ils sont des losers ?
Cette quête n’habite-t-elle pas tapie en douce, beaucoup d’entre nous ?
Un modèle tristounet et monochrome. Sur des milliers de tombes identiques on pourrait écrire, ils recherchèrent de l’argent, des femmes et du pouvoir.
Que voulons-nous au juste ?
Eh, n’y aurait-il pas quelque chose d’un peu moins extérieur, d’un peu plus individuel pour donner de la valeur à cette frêle existence ?
LA PEUR DU DEHORS
Avec Ali et Lucie nous faisons le tour des maisons de quartiers d’Argenteuil. En effet, pourquoi ne trouverait-on pas des apprentis philosophes dans cette banlieue ? N’y a-t-il pas là des humains qui peuvent philosopher ? Des jeunes et des moins jeunes qui pourraient apprendre à mieux formuler leurs questions ? À chercher et inventer des hypothèses de réponse ? N’y a-t-il pas là comme ailleurs des intelligences qui ne demandent qu’à se déployer et éclairer notre fragile humanité ? Sur la dalle du Val d’Argenteuil, nous échangeons un long moment avec Sakina Nhari directrice de la Maison pour tous. Bien que ce soit la fin de sa journée, elle prend le temps de parler avec nous. On la sent très investie. Personne ne sait vraiment ce que nous faisons ni ce qui se passe ici, regrette-t-elle. Personne ne sait combien les politiques qui se succèdent empêchent d’établir des projets constructifs dans la durée. Sakina est une femme qui agit, elle ne se soucie pas trop de communiquer, mais à force de ne rien dire, ce sont d’autres voix qui se font entendre et ce ne sont ni les plus constructives ni les plus désintéressées. Sakina constate depuis quelque temps un renfermement des habitants du quartiers. Les gens ne sortent plus, les actions proposées ont moins de succès. C’est probablement un effet du Covid, mais aussi d’une inquiétude. Les parents craignent ce qui pourraient arriver à leur enfants au dehors. Ils ne les laissent plus sortir comme avant. Ils s’efforcent aussi de se donner à eux-mêmes l’image de bons parents ce qui a pour conséquence une surprotection de leurs enfants. Et puis avec tout ce qu’on dit sur les banlieues, cela finit par faire peur aux habitants eux-mêmes. Résultat chacun reste chez soi devant son téléphone ou sa Play. Lors d’une précédente rencontre Sakina, nous avait déjà parlé de la stupeur d’une jeune fille catholique qui a découvert en changeant de quartier qu’il existe des êtres humains qui ne croient pas en un dieu. Elle ne concevait pas que cela fût possible. Chacun reste donc enfermé dans un chez soi plus ou moins confortable. Il ne connait pas tout ce qui pourrait aussi le nourrir au dehors, il ne sait pas que rencontrer ce qui est autre bouscule et peut aussi faire vivre l’esprit. Lorsque Sakina a demandé aux enfants d’imaginer, comme dans les contes, un souhait qu’ils pourraient formuler, ils n’ont pas eu d’idées. Cela l'a inquiétée.
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