Depuis que j’ai quitté mon poste de professeur de philosophie pour partir au volant de mon camion Philomobile dans le but de philosopher autrement, j’ai fait beaucoup de rencontres et vécu beaucoup d’expériences.
Les personnes que je croise sur mon chemin, viennent de tous milieux socioprofessionnels : de la ville, de la campagne, j’ai rencontré des agriculteurs, des salariés d’entreprise, des militants, des détenus pour terrorisme à la prison de Fleury Mérogis, des mineurs en maison d'arrêt, des membres d’un conseil municipal, des enfants d’écoles primaires, des collégiens, des lycéens, des élèves infirmiers, des gilets jaunes, des apprentis chaudronniers. J’ai philosophé en allant directement à la rencontre des jeunes de quartier qui tapent la discute en été au pied des barres HLM, je suis même allée au milieu d’un terrain de foot et le ballon s’est immobilisé le temps d’une réflexion. Et puis j'ai eu la chance de philosopher dans d'autres contrées : Espagne, Maroc, Tunisie, Canada.
Parfois la démarche a été bien accueillie, nous avons pensé et ri, parfois aussi certains m’en ont voulu de les bousculer en les questionnant. Je n’ai pas réussi à leur faire percevoir le plaisir qu’il y a à remettre en question ce que l’on pense, à sortir du rapport de force qui tourne au rapport de personnes et où l'ego prend trop de place.
Partout, j’ai remarqué qu’on ne sait pas prendre le temps. Généralement à l’école on n’apprend pas à dialoguer, les programmes sont trop chargés.
Tranquillement proposer son idée, avoir la patience d’écouter l’idée d’un autre, en examiner les présupposés, la questionner, la critiquer. Non pas chercher à avoir raison, mais prendre plaisir à exercer sa raison.
Faire l’expérience que penser, c’est penser contre soi-même, c’est mettre de l’autre en soi. Cela peut paraître un peu douloureux, mais finalement, c’est très stimulant et même très amusant. Plutôt que de s’accrocher à ce qu’on pense, essayer une idée puis une autre, essayer l’idée d’un autre. Ce qui ne conduit pas à un relativisme bien au contraire, ce qui construit une fermeté sans rigidité, une véritable souplesse d’esprit.
La pratique philosophique vient bousculer bien des attentes de notre époque. C’est pourquoi lorsqu'on s’y engage, il faut être prêt à décevoir ces attentes, être prêt à ne pas être compris, à être rejeté parfois.
Notre époque n’aime pas s’ennuyer. Nous sommes souvent pressés, il faut que ça bouge, il faut remplir ! Or la pratique philosophique prend le temps, s’arrête sur une idée. Dans un débat sur les médias ou les réseaux sociaux on parle tout le temps et le plus fort possible, dans un atelier de pratique philosophique on ne craint pas les silences. On apprend à se taire pour mieux penser. Cela peut paraître ennuyeux.
Notre époque aime les réponses, les solutions en abondance, les recettes de tous bords et en tous genres. La pratique philosophique aime les questions bien formulées, celles qui résonnent longtemps et donnent à penser. Elle repousse les réponses hâtives et les déchiquète en les questionnant. Certains ne le supportent pas, car il leur semble que le sol se dérobe sous leurs pieds.
Notre époque veut des certitudes, la pratique philo invite à examiner des hypothèses qui ne sont jamais certaines, mais possibles, probables au mieux.
Notre époque aime les débats où l’un veut l’emporter sur l’autre, où plus il y a d’éclats et d’invectives, plus il y a de clashes, moins on voit le temps passer et plus on aime. Mais au bout du compte qu’en a-t-on retiré ? Souvent de la frustration, de l'irritation, de l'épuisement. Quand on fait de la pratique philosophique, on se soucie d’idées qui ont un peu plus de sens que d’autres et qu’on adopte pour cette raison, jusqu’à preuve du contraire.
Notre époque pour s’opposer à la violence des débats dont elle se fatigue, prône à l’inverse la bienveillance et l’amour. Ainsi dans un mouvement de balancier, passe-t-on régulièrement d'un extrême à l’autre. Mais quand on pratique la philosophie, on ne s’installe ni dans cette bienveillance lénifiante ni dans la violence stérile, car dans les deux cas il n’y a pas de place pour la réflexion.
Notre époque a peur du conflit mais elle le provoque sans cesse. La pratique philosophique ne craint pas les désaccords. Elle les apprécie, car ils sont moteurs, elle les formule le plus clairement qu’elle le peut.
Notre époque n’aime pas les jugements qu'elle pratique pourtant comme des condamnations définitives. La pratique philosophique aime les jugements quand ils sont fondés, aident à qualifier, à mieux voir, quand ils ne condamnent pas et qu'ils peuvent être révisés.
Notre époque n’aime pas l’autorité perçue comme ce qui vient contraindre l’individu. La pratique philosophique invite à accepter des contraintes, celles de celui ou celle qui cadre et questionne pour mieux dialoguer et structurer la pensée. Sans la résistance de l’air, l’oiseau ne pourrait pas voler. C’est grâce à des contraintes que se développe et prend forme la liberté. Par ses questions, le philosophe ne cesse de nous apporter une résistance qui nous pousse à penser et à inventer des idées.
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