LA SOUFFRANCE
La souffrance fait partie de l’existence. On peut chercher à l’éviter ou à la repousser, mais personne n’y échappe. Certains parents tentent de préserver leurs enfants de cette expérience, comme s’il était possible de traverser la vie sans la rencontrer. Mais tôt ou tard, elle survient.
Maladie, échec, rupture, deuil, blessure physique ou psychologique : autant de formes que peut prendre la souffrance. Son intensité varie selon les situations et les individus, mais son effet est toujours une mise à l’épreuve. Elle accable, absorbe l’énergie, bouleverse l’équilibre.
Face à elle, chacun adopte une stratégie. Certains la fuient, d’autres s’y complaisent, d’autres encore tentent de l’affronter. Je propose d’examiner ici cette diversité d’attitudes.
1°LA FUITE
Dans ce cas nous faisons tout notre possible pour nous éloigner de ce qui nous semble constituer la cause de la douleur. Il y a plusieurs façons de fuir, nous pouvons nous éloigner physiquement lorsque cela est possible, mais nous pouvons aussi tenter de fuir sur place en ayant recours à des diversions de toutes sortes (alcool, drogue, antidépresseurs, sexe ou même travail) ou tout simplement en nous absentant de nous-même. On voit ainsi des personnes se réfugier dans leur monde intérieur, comme si elles étaient sourdes à ce qui les entoure.
La fuite soulage la douleur, mais cela reste momentané et ne résout pas les causes du problème.
2° LA COMPLAISANCE
À l’opposé de la fuite, il arrive que certains adoptent une autre stratégie : s’absorber dans la souffrance au point d’en faire un refuge. La souffrance peut être recherchée pour l’intensité qu’elle procure. Elle devient un moyen d’échapper à l’ennui, elle permet de se sentir vivant.
Cette plongée dans la souffrance offre en outre un avantage paradoxal : elle présente une forme de vulnérabilité qui suscite l’attention et la compassion. La douleur partagée peut rassembler, car elle est universelle. Prendre conscience que tous les êtres humains y sont confrontés devrait nous rendre plus empathiques, plus compréhensifs, moins intolérants. Et pourtant, ce n’est pas ce que l’on observe à l’échelle de l’humanité.
Pourquoi ? Parce qu’il est tentant de glisser vers une attitude victimaire. La souffrance devient alors un étendard identitaire, transformant celui ou celle qui la subit en une figure héroïque avec laquelle d’autres, également en souffrance, s’identifient. Des groupes se forment, unis par un sentiment de douleur commune, et se structurent autour d’une opposition : identifier un coupable extérieur à leur malheur. Un mécanisme de désignation du « bourreau » s’enclenche, alimentant un cycle victimaire où les rôles s’inversent sans fin : les victimes d’aujourd’hui deviennent les bourreaux de demain. Alors disparaît toute compassion pour l’ennemi, pourtant semblable dans sa souffrance. Et c’est ainsi que des conflits, nourris par l’oubli de l’humanité en l’autre, se perpétuent à travers les siècles.
Ce phénomène est largement amplifié par les médias et les réseaux sociaux, qui jouent sur cette dynamique. En désignant des oppresseurs et des opprimés, ils nourrissent notre indignation et notre compassion, mais peut-être plus fondamentalement encore, ils nous détournent de notre propre vide existentiel. En nous absorbant dans la douleur des uns et la haine des autres, nous nous éloignons toujours plus de l’exercice de notre raison et du questionnement lucide sur la nature même de notre souffrance.
3° AFFRONTER LA SOUFFRANCE
Fuir la souffrance est une illusion, s’y complaire est une impasse, reste alors une voie : l’affronter ce qui ne signifie pas s’abandonner à la douleur ni s’y engluer.
Nietzsche écrivait : « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. » Répétée jusqu’à l’usure, cette phrase a perdu son tranchant. Tentons d’en retrouver la force. Nietzsche ne prétend pas que la souffrance élève automatiquement, mais qu’elle peut constituer un levier à condition de conserver une distance, une place pour l’exercice de la réflexion. Dans ce cas elle devient un passage, une épreuve initiatique, une étape nécessaire à une transformation.
La souffrance est un signal d’alarme : elle révèle un déséquilibre, une faille, un besoin d’adaptation. Mais encore faut-il l’analyser, au lieu de réagir dans la précipitation. Trop souvent, nous attribuons notre malheur à une cause extérieure : un événement, une personne, une injustice.
En effet, pourquoi sommes-nous si fortement touchés ? Une blessure n’existe que si elle trouve un terrain vulnérable. Un mépris nous blesse parce qu’il résonne avec un doute intérieur. Une rupture nous anéantit si nous avons tout misé sur l’autre. Une trahison nous brise lorsque nous avons cru l’autre infaillible. La cause de la souffrance réside aussi en nous. Les moments où nous souffrons sont aussi des révélateurs de qui nous sommes.
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Il ne suffit donc pas de supprimer la cause extérieure : encore faut-il comprendre ce qu’elle réveille en nous. C’est en retournant l’interrogation sur nous-mêmes que la souffrance peut nous rendre plus forts.
La souffrance est souvent le symptôme d’une attente déçue. Cette attente était-elle légitime ? Réaliste ? Que pouvons-nous changer, en nous ou autour de nous, pour transformer cette souffrance en une expérience constructive ?
Par exemple, une rupture amoureuse est douloureuse parce qu’elle heurte des besoins : celui de se sentir aimé, d’être reconnu, de trouver une sécurité affective. Elle ne se réduit pas à la perte d’un être cher, mais à l’effondrement d’un équilibre. Ce qui s’écroule, ce n’est pas seulement la relation, mais la place qu’on y occupait, l’image que l’on avait de soi à travers elle, et parfois même l’idée que l’on se faisait de l’avenir.
Face à cette déchirure, la réaction oscille souvent entre deux extrêmes : la fuite – se jeter dans une nouvelle relation, s’étourdir de travail ou de distractions – et la rumination – ressasser le passé. Deux stratégies opposées, mais qui partagent un même déni : éviter d’affronter la souffrance là où elle se joue réellement.
Pourquoi cette rupture fait-elle mal ? Que révèle-t-elle des attentes que l’on avait projetées sur l’autre ? De la dépendance que l’on entretenait, consciemment ou non ? Fait-elle surgir une peur de la solitude, un sentiment d’échec, une angoisse de l’abandon ? On peut interroger la douleur, non pas pour la faire disparaitre au plus vite, mais pour la comprendre dans ce qu’elle expose d’essentiel : une faille, une illusion, une mécanique qui demande à être déchiffrée.
Car la rupture rejoue des schémas, des déséquilibres, des postures existentielles que nous incarnons. A-t-on tendance à idéaliser l’autre ? À vouloir s’oublier dans un amour romantique ? À vouloir donner un sens à son existence en devenant indispensable ? Ou bien, au contraire, s’est-on perdu dans une quête de contrôle, incapable d’accepter l’incertitude inhérente à toute relation ? Ces questions sont des outils de lucidité.
Cette lucidité permet autre chose que la simple résilience : un déplacement du regard. Non plus considérer la souffrance comme une injustice ou une fatalité, mais comme un révélateur.
Plutôt que de chercher à reconstruire à l’identique, il s’agit d’interroger la fondation elle-même. Quelles valeurs guident nos choix affectifs ? Où placer la limite entre l’attachement et la dépendance ? Entre l’amour et l’attachement ? Comment articuler engagement et liberté ? Ces interrogations ne visent pas d’abord la guérison, mais un redressement : sortir de la rupture avec une lucidité nouvelle.
Affronter la souffrance, ce n’est pas s’y abandonner, ni chercher à la supprimer à tout prix, mais accepter de la traverser en gardant une place pour la lucidité.
Nous ne choisissons pas toujours ce qui nous arrive, mais nous choisissons comment nous le comprenons. La souffrance peut nous accabler ou nous éveiller.
Au coeur même de la tourmente, si nous gardons une place pour l’exercice de la raison, c’est aussi une voix apaisée et qui sait, même une voix joyeuse que nous saurons faire résonner. « La vie est une comédie pour ceux qui pensent et une tragédie pour ceux qui ressentent. », écrivait Horace Walpole.
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