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LE DIALOGUE PHILOSOPHIQUE DANS LA RUE : UNE FORME DE THÉRAPIE SOCIALE


De nos jours, les échanges sont marqués par la polarisation et la “culture du clash”, que l’on retrouve sur les réseaux sociaux et dans les débats télévisés. Chacun cherche d’abord à convaincre l’autre de ce qu’il pense déjà, et si son interlocuteur ne partage pas son point de vue, il devient souvent une cible. Derrière un écran, seul face à son propre discours, il est facile d’ignorer la présence d’un véritable interlocuteur, de se laisser emporter par des jugements sans nuance, sans prendre le temps de l’écoute en retour.

À l’opposé de cette dynamique, les dialogues philosophiques dans la rue et l'espace public invitent les citoyens à une démarche de réflexion collective attentive. Par exemple, ce jour-là à Poitiers, un jeune homme portant un bandana jaune a proposé à un groupe de réfléchir à la différence entre “éduquer” et “transmettre”. Avant de répondre, j’ai invité les participants à ralentir au lieu de réagir. Mon rôle est d’éviter que les réflexes d’opposition ne prennent le dessus, et de structurer le dialogue pour que chacun écoute, réfléchisse, puis réponde.

Je veille à ce qu’au moins quatre ou cinq mains se lèvent avant de donner la parole, garantissant ainsi une diversité de perspectives. Lorsqu’une personne s’exprime, on reformule parfois son idée pour s’assurer que tout le monde la comprend. L’objectif est de penser ensemble, et non de laisser chacun s’exprimer au risque de perdre le groupe.

Ce jour-là, un autre jeune homme, au physique imposant et très sûr de lui, a rejoint le groupe et proposé ses idées sans tenir compte des précédentes. Je lui ai signifié que nous étions là pour réfléchir ensemble. Acceptant la règle, il a partagé sa perspective : pour lui, éduquer consiste à transmettre un cadre et des valeurs communes issues de la tradition. Lorsque j’ai demandé qui n’était pas d’accord, une autre personne a souligné que les valeurs traditionnelles ne permettent pas de faire face aux défis contemporains. Le débat s’est alors ouvert sur des questions : faut-il transmettre des valeurs ? si oui, lesquelles ? Comment les transmettre sans pour autant figer la société ?

Ces dialogues philosophique de rue sont bien plus qu’un simple échange d’opinions. Ils permettent à des personnes de profils variés de se rencontrer, de se questionner mutuellement et de s’écouter, là où elles seraient en conflit sur les réseaux sociaux. En confrontant des idées avec méthode, en clarifiant et en reformulant, nous réapprenons à voir l’autre non pas comme un adversaire, mais comme un partenaire de réflexion. Ces moments montrent qu’il est possible de penser ensemble, de manière constructive, dans une société où chacun semble souvent enfermé dans sa propre vision du monde.





DANS LE QUARTIER DES COURONNERIES À POITIERS, DU DRAME ET DE LA PHILOSOPHIE

Jeudi 31 octobre, nous avons philosophé sur le marché des Couronneries ; le lendemain soir, une fusillade s’est produite au même endroit, causant des blessés graves. Le deuxième événement a eu un retentissement national dans les médias, pas le premier. Alors, je vous en parle ici.

Sur le marché, nous avons croisé des personnes très différentes par leur culture et leur histoire, mais réunies par le hasard, elles se sont retrouvées par le questionnement et la réflexion. Un enfant, qui passait par là avec son grand-père, a posé la question : “Est-ce important de demander pardon ?” Les participants ont répondu que oui, car cela permet à la relation de se poursuivre ; sans cette demande et sans le pardon, des rancœurs subsisteraient. Avec le pardon, au contraire, la relation peut être enrichie.

Mais peut-on pardonner à quelqu’un qui ne demande pas pardon ? Oui, a répondu une jeune femme aveugle, dont le chien semblait écouter lui aussi. “On peut pardonner dans ce cas, car cela aide à oublier et à passer à autre chose. Mais s’il n’y a pas de demande de pardon sincère accompagnée d’un changement d’attitude, la relation sera définitivement abîmée.” Le petit garçon a souligné que ce n’est pas facile de demander pardon, car cela signifie reconnaître qu’on a fait du mal et s’exposer à un refus, l’autre n’étant pas obligé d’accorder son pardon. Demander pardon, c’est montrer sa vulnérabilité et s’exposer.

Puis, avec Valérie philosophe praticienne et membre de l'association Poitiers Cité Philo nous avons parlé avec un homme assez âgé, un “chibani” comme on dit. Il avait quelque chose d’un sage avec sa barbe grisonnante et sa casquette vissée sur la tête. Il est venu dans les années 70 pour travailler en France. Ça n’a pas toujours été facile, et il lui est arrivé de faire face au racisme, mais la France lui a aussi beaucoup donné, dit-il. Grâce à son travail, il a pu construire une maison près de Tunis ; il pensait y retourner pour sa retraite, mais sa vie et celle de ses enfants, qui travaillent, est ici maintenant. Alors, il discute aussi avec ses petits-enfants. Son idée est que d’un mal, il y a souvent moyen de faire sortir un bien, car le mal nous oblige à réfléchir, à nous questionner, à chercher des solutions, tandis que le bien, parfois, nous endort.

Enfin, nous avons parlé avec une femme turque ; elle portait un cabas et ses années la voutaient un peu. Tout de suite, elle s’est excusée : elle se disait ignorante et parlait mal le français. Pourtant, je lui ai dit qu’elle avait certainement quelque chose à nous apprendre. Heureusement, une amie et praticienne philosophe, Edalodie, qui est franco-turque, parle le turc et elle a traduit les échanges. Cette dame nous a raconté qu’elle a été mariée à 15 ans. Son mari, aîné de six ans, avait été choisi de longue date par sa famille. Mais malgré cela, l’amour est venu en faisant connaissance, et ils s’aiment encore après 50 ans de vie commune, dit-elle avec ses yeux brillants et rieurs. Il est doux et gentil, contrairement à d’autres maris violents qu’elle connaît. Elle est heureuse car ses enfants ont réussi : l’un de ses fils est chef d’une entreprise de 40 salariés, une de ses filles est professeur et une autre travaille dans le domaine de la santé. En effet, cette dame parle mal le français, mais, très tactile, elle s’exprime avec ses mains. Pendant la conversation, elle nous touche le bras et prend la main d’Élodie, la mienne et celle de Hanane, une autre amie franco-algérienne, elle aussi praticienne philosophe. À la fin, cette femme nous quitte en disant qu’il est bon d’être ouvert pour aimer. Alors oui, elle nous a appris quelque chose par sa chaleur humaine et ses yeux rieurs.

Philosopher sur le marché des Couronneries : voilà ce dont les médias nationaux n’ont pas parlé.



PRENDRE DU RECUL AVEC SOI-MÊME

Il ne faudrait pas croire que dialoguer dans la rue se fait spontanément en France. Lorsque je gare mon camion sur un marché ou sur une place, il faut d’abord affronter la méfiance, et parfois même la colère. Bien souvent, des personnes nous soupçonnent d’être une secte ou de vouloir soutirer de l’argent. Dialoguer simplement en se posant des questions philosophiques leur paraît tellement bizarre. À Poitiers, comme ailleurs, nous avons vu arriver des personnes prises dans leur colère – or, quand on est pris dans sa colère, on n’arrive plus à penser.

Ce fut le cas d’une femme venue vers moi en déclarant qu’elle seule comprenait les enfants, que nous autres adultes étions tous mauvais. J’ai tenté de la pousser à prendre un peu de distance avec ses certitudes, pour les questionner. Mais en vain, sa colère était tellement prégnante qu’elle est repartie avec.

Puis, Eké est arrivé. Lui aussi agacé. Il était très contrarié que l’association Poitiers Cité Philo ait tronqué le mot “philosophie” en “philo”. « Philo, ça veut dire aimer, mais si vous ne dites pas sophie, ça peut vouloir dire aimer n’importe quoi ! » J’ai essayé de lui faire voir les choses sous un autre angle. Je lui ai dit qu’il avait raison pour l’étymologie, mais dans le langage courant, « philo » est compris comme une abréviation de « philosophie », peut-être que cela rend cette discipline moins intimidante. Mais je n’ai pas modifié sa perception. Puis il s’est mis à parler de la France, de la Révolution, des rois, de la guillotine… J’avais du mal à suivre le contenu de son discours, mais je voyais bien qu’il était en colère.

Je lui ai dit ce que je voyais : « On dirait que vous êtes en colère contre beaucoup de choses. » Il m’a répondu que cette colère était justifiée. Je lui ai demandé quelle attitude pourrait, selon lui, s’opposer à la colère, et il m’a répondu : « la joie. » Je lui ai proposé alors de dire quelque chose qui le rend joyeux. Il a répondu en parlant de Macron, de la dissolution de l’Assemblée et du déni de démocratie. J’ai souri et lui ai fait observer, amusée : « Remarquez-vous que vous ne trouvez pas d’exemple joyeux ? »

Tout à coup son visage a changé d’expression, Éke s’est mis à arborer un grand sourire, réalisant tout à coup qu’il s’était enfermé dans sa colère, et que tout devenait prétexte à s’énerver. La colère était la seule corde qu’il faisait vibrer en lui. Mais, en prenant conscience, il a saisi qu’il pouvait faire autre chose. Nous avons ri ensemble. J’ai posé à nouveau la question : qu’est-ce qui le rend joyeux ? Finalement, il a dit que c’était de dialoguer comme nous le faisions.

Au moment de repartir, Eké m’a confié qu’il avait été professeur de philosophie et conducteur de poids lourds, et qu’il avait toujours rêvé de remplir un camion de livres pour les proposer dans les villages. Peut-être réalisera-t-il un jour ce rêve. En attendant, ce dialogue était déjà un petit pas vers cette aspiration, et une voix intérieure m’a soufflé que ce sont les humbles petits pas qui nous mènent vers nos rêves.



2 commentaires


Invité
07 nov.

Bravo Laurence , je suis avec toujours beaucoup d’attention et d’admiration tes activités… c’est un enseignement plein de bonté et de respect que nous transmets ! Merci et continue ! 🙏

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antoine.carrillo
07 nov.

Merci chère Laurence pour partager avec nous cette richesse humaine que tu fait vivre avec tes dialogues philo dans la rue. Oui il y a sans aucun doute de la thérapie sociale dans cette pratique que tu animes avec beaucoup d'empathie et respect.

Cela devrait être présenté dans les écoles et une émission TV pourrait être créé avec les diverses activités philo que tu animes.

Félicitations !

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