LE TRAVAIL D'ATTITUDE EN ATELIER PHILO AVEC LES ENFANTS
- Laurence Bouchet
- il y a 2 jours
- 6 min de lecture
Dans les ateliers de philosophie que je propose aux enfants, j’articule mon travail autour de trois axes : les compétences intellectuelles, le rapport à soi et la relation à l’autre. Si chacun de ces axes est essentiel, c’est le second – le rapport à soi – qui, à mes yeux, soulève les plus grandes résistances… chez les enfants, bien sûr, mais surtout chez les adultes qui les encadrent.

Commençons par le plus évident : les compétences philosophiques. Il s’agit d’apprendre à distinguer un argument d’une opinion, à repérer un exemple, à identifier un concept, à poser une question qui fait avancer la pensée. Bref, de faire le tri, de structurer, de clarifier. C’est une sorte de gymnastique mentale qui nécessite de la rigueur, mais qui, en général, est bien acceptée. C’est l’aspect “technique” de l’atelier, et personne ne le remet en cause.
Le deuxième axe, lui, est plus délicat : il concerne l’attitude intérieure. Philosopher suppose une forme de disponibilité, une capacité à se décentrer, à se mettre en question, à observer ce qui en soi fait obstacle à la pensée. Or nous avons tous – enfants comme adultes – des résistances plus ou moins conscientes : besoin d’être aimé, peur d’être jugé, besoin de briller, refus de l’effort, volonté d’avoir raison… Ces mécanismes, quand ils ne sont pas identifiés, saturent l’espace intérieur et empêchent la pensée de circuler. Chez les enfants, cela se manifeste par des postures bien connues : celui qui fait le clown, celle qui rêve, celui qui coupe sans cesse la parole, celle qui ne dit rien mais approuve tout, celui qui s’agite, celle qui veut toujours avoir la bonne réponse (oui, encore aujourd'hui, j'observe que ces postures restent très genrées)… Rien de neuf donc. Tout le monde voit ces attitudes. Mais ce que je propose dans les ateliers, c’est justement de mettre en lumière ces postures pour ce qu’elles sont : des stratégies de protection, des réponses à une peur, des fuites devant l’inconfort de penser.
C’est là que le bât blesse. Car ce travail sur l’attitude, qui consiste à interroger un comportement, une posture mentale, une manière d’être présent ou absent à la discussion, dérange. On me dit que cela perturbe les enfants. Mais je crois que ce sont surtout les adultes qui sont déstabilisés. On me fait parfois comprendre qu’il ne faut pas trop nommer les comportements, ne pas pointer les enfants qui sont “dans la lune”, agités, en représentation, passifs ou agressifs. Pourtant, tout le monde le constate, tout le monde en est affecté, y compris les enseignants ou animateurs qui m’accueillent.
Je trouve frappant le double discours. D’un côté, on me reproche de mettre ces attitudes en lumière. De l’autre, les enseignants n’hésitent pas à réagir de façon vive quand ces mêmes comportements débordent : cris, remontrances, punitions. Il serait donc acceptable de s’énerver contre un enfant, mais inacceptable de lui poser une question sur son comportement. Comme s’il était moins violent de crier que de chercher à comprendre. Comme si, pour éviter l’humiliation, il valait mieux ne rien dire… tout en agissant avec brutalité dès que la situation échappe au contrôle.
Je ne crois pas que le fait de nommer soit en soi humiliant. Ce qui l’est, c’est de ne pas être compris et de ne pas avoir les moyens de comprendre. Quand un enfant cherche désespérément à attirer l’attention, l’adulte finit par s’agacer. D’abord, il essaie d’être patient et bienveillant : “Ce que tu dis est intéressant, mais il faut aussi laisser de la place aux autres." " sois respectueux des autres " (un discours moral qui n’a aucun effet et qui peut même se retourner contre l’adulte car à la moindre remarque de ce dernier, l’enfant a beau jeu de lui rétorquer qu’il ne se sent pas respecté). Puis, comme les paroles de l'adultes ne changent rien, il finit par hausser le ton, voire par crier : “Maintenant ça suffit !” Et l’enfant, lui, ne comprend pas. Il se sent puni sans raison. Il perçoit l’autorité comme arbitraire, injuste, voire humiliante. Et cela ne fait que renforcer son besoin d’être vu, reconnu, entendu.
À l’inverse, si je prends le temps de questionner ce comportement – “Pourquoi fais-tu cela ?” –, et si je demande aux autres enfants : “Qu’en pensez-vous ?”, alors quelque chose peut émerger. Les enfants eux-mêmes disent parfois des choses très justes : “Tu fais ça parce que tu veux qu’on te voie.”, “Tu as peur qu’on t’oublie.”, “Tu veux prendre toute la place.” Et l’enfant visé, à ce moment-là, entend quelque chose d’autre. Il n’est pas jugé pour être condamné, il est reconnu dans ce qu’il vit. Il découvre que ses réactions sont compréhensibles, qu’il n’est pas seul à ressentir cela, et qu’il a aussi la capacité de s’en libérer.
Bien sûr, ce moment peut être difficile à vivre. Il est parfois perçu comme plus violent qu’une remontrance adulte. Mais c’est un moment de vérité. Et la vérité, quand elle est dite avec lucidité et sans cruauté, peut avoir un pouvoir transformateur. Ce n’est pas un règlement de comptes, c’est une tentative de compréhension. Et les enfants, contrairement à ce que certains adultes croient, sont tout à fait capables de comprendre ces mécanismes. Ils en sont même souvent soulagés. On met des mots sur ce qu’ils vivent sans le dire. On les aide à se penser.
Ce qui me frappe, c’est que ce type de prise de conscience peut modifier en profondeur le comportement. Un enfant très agité, toujours dans l’interruption ou l’excitation, peut soudain devenir plus calme, plus attentif, plus disponible à la pensée. Non parce qu’on l’a puni, mais parce qu’on a pris au sérieux ce qu’il exprimait malgré lui. Parce qu’on l’a aidé à voir comment il fonctionnait.
Mais ce travail demande du temps, de la patience, de l’écoute, et surtout une forme de courage. Car il oblige à affronter ce que l’on préférerait éviter : notre propre malaise, notre peur du conflit, notre besoin de contrôle. Il oblige à renoncer à la toute-puissance éducative. Il ne s’agit pas de “faire obéir” l’enfant, mais de l’amener à comprendre ce qui l’empêche de penser.
C’est pourquoi je crois que le travail philosophique avec les enfants n’est pas qu’une affaire de concepts. C’est aussi un travail sur soi. Pour les enfants, mais aussi pour les adultes. Car si l’on veut enseigner la pensée, il faut commencer par créer un espace où l’on puisse être vrai, sans honte, sans faux-semblant, sans rôle à tenir.
Et cela, oui, peut déranger. Car nous abandonnons certaines habitudes pédagogiques : la bonne conscience de la" bienveillance", le moralisme, la punition, l’appel à l’ordre. Cela nous oblige à considérer les enfants non comme des êtres à “canaliser”, mais comme des sujets capables de s’interroger sur leurs propres actes, leurs désirs, leurs peurs. C’est là, à mon sens, que se trouve le terrain de la philosophie : dans cette exploration du rapport à soi, dans cette lucidité partagée, dans cette éthique du regard qui cherche à comprendre. Apprendre à penser, c’est aussi apprendre à se regarder en face.
Enfin, il y a le troisième axe : la relation à l’autre. Philosopher, ce n’est pas seulement penser par soi-même. C’est aussi apprendre à penser avec les autres. Cela implique d’accepter que l’autre pense autrement, que son désaccord n’est pas une menace, mais une opportunité. Cela demande d’écouter vraiment, de suspendre son besoin d’avoir raison, de reconnaître qu’on peut se tromper, ou simplement qu’on ne voit pas les choses de la même façon.
Cet apprentissage est fondamental, et il est souvent négligé. À l’école, on apprend à “répondre correctement”, pas à dialoguer. On valorise la bonne réponse, pas la qualité de l’écoute. Or la philosophie peut être un lieu d’apprentissage du désaccord fécond. Les enfants peuvent découvrir qu’on peut ne pas être d’accord, et pourtant avancer ensemble.
Cela n’est possible que si l’on travaille simultanément les trois axes. Car ils sont liés. Un enfant qui ne supporte pas le désaccord a souvent un rapport à soi fragile. Un enfant qui coupe sans cesse la parole a du mal à écouter. Un enfant qui fuit dans le rêve se protège d’un effort rigoureux qu’il perçoit comme insécurisant. Les compétences philosophiques ne peuvent donc se développer que si l’on travaille aussi les postures, les attitudes, les affects. Et inversement, le travail sur soi n’a de sens que s’il s’inscrit dans une relation authentique à l’autre, dans un dialogue véritable.
Merci Laurence pour ces explications détaillées et clairement argumentées.
Ce que tu captes avec vérité chez les enfants est aussi là chez nous les adultes qui n'avons pas eu la chance de pratiquer la philo à notre jeune âge .
Ce que tu travailles avec les enfants va leurs permettre de vivre en étant bien avec eux mêmes et les autres.