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POURQUOI LA PRATIQUE PHILOSOPHIQUE PEUT POSER PROBLÈME AUX PROFESSEURS ET POURQUOI DIFFÈRE-T-ELLE DE LA PSYCHOLOGIE.




Régulièrement, le/la philosophe praticien·ne se voit reproché par les philosophes académiques de faire de la psychologie, de vouloir « psychanalyser » les participants d’un dialogue. Il est vrai qu’au cours d’un atelier philo, nous invitons les participants à prendre du recul sur eux-mêmes, à observer leurs attitudes. Il est en effet très courant que, lors d’un atelier philo, des personnes, plutôt que d’exercer leur raison, soient obnubilées par le désir d’avoir raison, par la peur de paraître idiotes, par le désir de se montrer intelligentes et savantes, par la crainte d’être critiquées, par l’envie d’attirer l’attention en amusant ou en séduisant. Autant d’attitudes qui, lorsqu’elles deviennent trop prégnantes, finissent par rendre le dialogue impossible.

Mais travailler l’attitude comme nous le faisons diffère de la psychanalyse : il n’est pas question de se raconter, de se guérir d’une pathologie, ni encore moins de laisser l’inconscient s’exprimer. Il s’agit plutôt, pendant un atelier, d’observer les obstacles à l’exercice de la raison, faculté qui nous permet de nous distancier de notre subjectivité, d’élargir nos perspectives, et à la fois de nous assouplir et de nous affermir.

C’est un peu comme lors d’un cours de yoga ou de gymnastique : nous observons nos rigidités, nos difficultés à garder l’équilibre, et nous savons que, si nous voulons progresser, il faudra les reprendre et les travailler patiemment. Si nous refusons de regarder en face ces difficultés, nous ne pourrons jamais nous perfectionner. Autant nous admettons assez volontiers nos difficultés et acceptons de nous exercer lorsqu’il s’agit de postures physiques, autant nous nous y refusons lorsqu’il s’agit de nos fonctionnements cognitifs et de nos postures existentielles. Et ce refus est encore plus catégorique chez les « intellectuels » ou chez les professeurs. Pourquoi ?

Le travail d’attitude est difficile à comprendre en général, car il est très inhabituel : faire remarquer à une personne qu’elle est confuse, qu’elle se précipite, qu’elle est inattentive ou qu’elle veut faire la leçon ne rentre pas du tout dans les codes de politesse.

De plus, il n’est pas facile de prendre de la distance avec soi. Nous sommes sans distance, intérieurs à nous-mêmes, et c’est encore plus vrai pour notre fonctionnement cognitif que pour notre corps, que nous pouvons plus facilement observer. Souvent, nous ne voyons pas en nous ce qui saute pourtant aux yeux de tout le monde. Ainsi, le bavard ne se rend généralement pas compte qu’il bavarde et qu’il fatigue les autres. Or, tant qu’il reste dans son bavardage, il remplit le vide, mais il n’exerce pas sa raison.

Ensuite, accepter de voir une difficulté dans notre posture existentielle n’est pas facile, car c’est reconnaître que nous ne correspondons pas à l’image idéale que nous nous faisons de nous-mêmes. Parfois, nous craignons de ne pas être dignes d’être aimés si nous ne correspondons pas à cet idéal de perfection. On pourrait certes s’amuser de cette difficulté et se dire qu’elle va être l’occasion de se mettre au défi. Mais cela suppose d’aimer les défis, d’avoir envie de s’améliorer, ce qui demande des efforts continus alors que nous voudrions parfois être déjà arrivés. Souvent le but nous attire davantage que le chemin.

Pour les professeurs, cette démarche est d’autant plus complexe et exigeante. Ils sont souvent investis d’un statut d’autorité intellectuelle, perçus comme détenteurs de savoir et d’une maîtrise certaine de l’esprit critique. Or, cette position peut engendrer une forme de résistance lorsqu’il s’agit de remettre en question leurs propres attitudes et fonctionnements cognitifs. Admettre une difficulté cognitive ou une posture inadéquate peut apparaître pour eux comme une menace à leur légitimité ou à l’image de maîtrise que leurs élèves, collègues et eux-mêmes attendent d’un enseignant. Ils peuvent alors être tentés de « jouer au professeur », comme le garçon de café observé par Sartre qui se réfugie derrière son rôle pour se protéger, pour ne pas assumer sa liberté.

Le cadre de l’enseignement traditionnel renforce cette difficulté. Dans un environnement où l’on valorise les savoirs formalisés, les réponses exactes, la « bonne méthode », il est rare qu’on invite les enseignants à examiner leurs attitudes ou leurs réactions dans l’exercice de la pensée. Tout comme dans l’atelier philosophique, les professeurs peuvent se retrouver, sans le savoir, captifs d’attitudes qui entravent le véritable dialogue : le désir d’avoir raison pour protéger leur autorité, la peur d’exposer une fragilité intellectuelle, ou encore la tendance à contrôler le discours des autres, croyant agir pour « guider » ou « instruire ». Cette posture empêche souvent la création d’un espace de réflexion partagée et d’ouverture, rendant l’échange plus rigide, moins exploratoire.

L’une des difficultés est donc de franchir cette barrière entre le « savoir » et le « travail sur soi ». Pour un professeur, reconnaître qu’il y a là un enjeu philosophique — et non seulement psychologique — implique de se rendre disponible à l’interrogation de soi, à l’observation honnête de ses propres limitations dans le processus du dialogue. Cette exigence philosophique de remise en question ne vise pas, comme dans une démarche psychologique, une guérison ou une régression dans le passé, mais une libération des automatismes, une disponibilité plus grande à la pensée libre et, in fine, au dialogue et à la réflexion.

Enfin, pour les professeurs, accepter ce travail d’attitude peut être d’autant plus déroutant que la société valorise souvent chez eux la figure de celui qui sait, et non celle de celui qui cherche. Ils se retrouvent donc face à un défi philosophique et existentiel : accepter de se montrer en quête, vulnérables dans leur réflexion, en devenant des modèles de cette démarche introspective qui est au cœur de l’activité philosophique. C’est pourquoi cette pratique de la philosophie est aussi pour eux un chemin vers davantage d’authenticité, demandant de transformer leur rapport au savoir, de la possession au chemin partagé.

1 comentário


antoine.carrillo
16 de nov.

C'est très clair et bien argumenté .

Ce travail sur les attitudes demande beaucoup d'expérience et d'empathie pour établir la confiance indispensable!

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