QUAND NOS ESPRITS S’ENGLUENT DANS LEURS OBSESSIONS
On le constate en scrollant sur les réseaux sociaux, certains ont des obsessions. Ils tournent en boucle autour des mêmes sujets. Rien ne surprend quand on va sur leur mur, on connaît à
l’avance le thème dont ils ou elles vont parler et la thèse qu’ils ou elles vont soutenir, c’est toujours le même type de posts ou de partages.
Il peut s'agir de considérations politiques dans lesquelles leurs craintes transpirent en permanence.
Par exemple, pour certain.e.s c’est l’obsession du patriarcat, des féminicides, pour d’autres c’est l’obsession de l’islamogauchisme, des islamistes, de l’écriture inclusive. En 2020 pendant la pandémie, certains avaient l’obsession du complot.
Bien sûr, à la racine de chacune de ces obsessions, il y a un phénomène qui suscite une vive inquiétude et contre lequel il est parfois légitime de s’opposer, mais on peut se questionner quand cela tourne à l’obsession. On trouve aussi des obsessions qui ne semblent pas s’appuyer sur des peurs ou des inquiétudes par exemple l’obsession pour le sport, pour les rencontres de veilles voitures, pour le sexe, pour un club de foot, pour des objets de collection, pour un parti politique. Tout et n’importe quoi peut devenir sujet d’obsession pour un esprit en état de manque. On voit d’ailleurs certains esprits basculer parfois d’une obsession à son opposé, ainsi par exemple certains militants communistes se sont-ils mis à voter pour le Front National. Ce sont les raisons de cette pathologie courante de l'esprit que je voudrais analyser dans ces lignes avant de proposer des façons d'en sortir (n'hésitez pas à commenter, critiquer, compléter).
Lorsque nous sommes pris par une obsession (je précise que je ne l’observe pas seulement chez les autres..) nous peinons à penser à autre chose, nous ressassons en boucle la même idée de façon simpliste. Nous pouvons parfois donner à notre obsession l’apparence d’un discours rationnel. Mais si on y regarde de plus près on verra que la personne victime de ses obsessions passe son temps à les justifier avec plus ou moins d’adresse selon la faculté qu’elle a de manier la langue et de trouver des arguments. Par exemple l’obsessionnel du "grand remplacement", le voit s’immiscer partout, à chaque coin de rue, dans chaque décision politique, dans toutes les salles de classe. De même l’obsessionnel.le du patriarcat le voit partout : dans le langage employé, dans un compliment jugé condescendant et jusque dans la position pour uriner. Chacun a donc sa grille de lecture et tout est bon pour la renforcer.
Même si chacun peut soutenir son point de vue par un certain nombre d’arguments, on peut dire qu’il ne réfléchit pas car la réflexion suppose la liberté de penser sans savoir à l’avance où l’on va. La réflexion est créative, elle nous pousse à envisager l’inconnu, l’imprévu.
Mais dans l’obsession au lieu de varier les points de vue, nous cherchons tout ce qui peut confirmer ce que nous pensons déjà. Ainsi les réseaux sociaux encouragent-ils cette pathologie de l’esprit avec leur algorithmes programmés pour nous présenter toujours ce que nous sommes susceptibles de liker. Pathologie de l’esprit qui s’accompagne d’une atrophie du cœur car nous devenons alors incapables de changer de perspective et de nous mettre à la place de l’autre. L’obsession dans laquelle nous nous enfermons avec lourdeur peut avoir pour conséquence de nous faire perdre toute forme d’empathie.
Non seulement l’obsession nous fait ressasser sempiternellement la même idée, mais elle occupe entièrement notre « temps de cerveau disponible » pour reprendre une formule bien connue. Lorsque nous sommes soumis à des obsessions, ces dernières nous envahissent. Nous n’avons plus un petit espace, pas le moindre interstice qui pourrait laisser place à une pensée autre. Nous perdons tout recul. L’obsession nous remplit, nous gave un peu à la manière des aliments qu’il arrive d’enfourner de façon compulsive dans son estomac.
Il est facile de se laisser aller à ses obsessions, il suffit de suivre la pente, cela ne demande aucune discipline particulière. Quand nous sommes soumis à nos obsessions, nous n’avons pas à nous faire violence pour les laisser nous envahir. Nous ne fournissons aucun effort lorsque nous leur laissons capter notre attention. Ainsi nous laissons-nous doucement aller lorsque nous allumons notre smartphone ou que nous laissons tourner en boucle une chaîne de télé. Nous nous saturons alors d’images et de sons et nous sélectionnons ce qui correspond à notre obsession.
Les obsessions se renforcent lorsqu’elles deviennent collectives jusqu’à aboutir à des formes d’hystérie où tout le monde crie ensemble la même chose.
Mais pourquoi notre esprit se gave-t-il ainsi d’opinions ou de quêtes obsessionnelles ?
Parce que l’obsession soulage momentanément notre angoisse du vide. Le manque, l’absence de réponse à nos questions, nous paraissent parfois insupportables et il nous faut à tout prix combler notre esprit, le remplir. Lorsque nous ne savons que penser ou que faire, lorsque nous sommes en proie au doute, à la perplexité, à l’incertitude, à l’insécurité, nous voulons trouver une voie. Alors dès que nous pensons l'avoir trouvée nous nous y tenons et même nous nous y cramponons obsessionnellement. Cela a quelque chose d’excitant. L’obsession pour la religion, l’obsession pour le ou la partenaire dans la relation amoureuse, l’obsession pour un combat quel qu’il soit, nous dispense de nous questionner. Elle oriente nos pensées en permanence, elle nous rassure et nous sécurise.
Les opinions obsessionnelles nous dispensent de nous remettre en question. "Je suis dans le bon camp" pensons-nous lorsque notre positionnement politique, religieux ou philosophique devient obsessionnel. Nous savons alors pour quoi il faut lutter et nous mettons en place notre machine de guerre, ne laissant plus de place pour l’altérité qui pourrait venir altérer ce que nous pensons. L’obsessionnel se scandalise avec délectation.
Tout en nous faisant sortir de notre incertitude angoissante, l’obsession encourage donc notre paresse et notre bassesse intellectuelle.
Il arrive que l’obsession nous conduise à déporter notre violence sur l’extérieur, ainsi par exemple l’obsession antisémite et raciste peut conduire à des actes criminels ou encore le militantisme lorsqu’il devient obsessionnel et qu’il conduit à pointer systématiquement un ennemi extérieur. Pensons aux extrémistes qui ont besoin de s’en prendre à certaines catégories de la population et qui seraient perdus si celles-ci venaient à disparaître. Il leur faudrait alors nourrir leur obsession en trouvant de nouveaux ennemis.
L’obsession nous protège de l’insécurité, nous pensons savoir quoi penser et notre esprit ne connaît pas le vide et l’ennui. L’obsession a quelque chose qui semble absolu comme un estomac bien bourré, mais elle étouffe notre esprit. Elle peut finir par nous enfermer dans une attitude mortifère. Cette fermeture prend une forme passive quand nous ruminons nos obsessions en nous coupant du monde jusqu’à nous replier complètement sur nous-mêmes. Cette fermeture peut aussi prendre une forme agressive lorsque notre obsession nous pousse à détruire tout ce qui semble menacer notre certitude, ainsi les actes racistes, antisémites, misogynes, homophobes, etc.
Dans ce cas, plutôt que de porter attention au fonctionnement de l’autre et d’en chercher le sens, nous choisissons paresseusement de supprimer cet autre qui nous dérange.
L’obsession peut s’apparenter à la passion. Lorsqu’on voit à l'œuvre certains artistes ou sportifs ou quiconque s’adonne à une activité avec détermination cela peut ressembler à une obsession. Mais il faudrait plutôt parler de passion. Quels sont les points communs et les différences entre ces deux attitudes humaines ?
Dans l’obsession comme dans l’exercice d’une passion notre attention est focalisée sur une chose, un domaine, elle ne se disperse pas, elle ne se laisse pas distraire à la moindre occasion. Dans les deux cas, nous trouvons une énergie conséquente pour nous livrer à notre obsession ou à notre passion. Dans les deux cas, nous sommes comme happés par une attirance, une attraction dont nous ne comprenons pas toujours la cause, mais à laquelle nous nous laissons aller comme si nous n’étions pas tout à fait maîtres de nous-mêmes. Dans les deux cas se développe une forme de dépendance à l’égard de ce qui obsède ou passionne.
Mais l’obsession se caractérise par son côté répétitif, stérile et pauvre. Elle se développe en réaction à la peur du vide, mais elle ne fait qu’en produire davantage. Un être obsessionnel est creux. L’obsession laisse l’individu qui s’y enferme à la surface de lui-même tandis que l’exercice d’une passion construit en profondeur l’individu qui s’y livre en même temps qu’elle l’ouvre vers l’extérieur. À travers sa passion, il se transcende, il devient un pont vers ce qui le dépasse. Pensons à de grands musiciens, Bach, Mozart, Ravel à des philosophes comme Schopenhauer ou Nietzsche, Spinoza, Arendt ou Weil qui furent habités par leur passion (mes exemples sont restreints mais le lecteur trouvera ses propres exemples pour illustrer le dépassement de soi qui a lieu dans la passion).
L’obsession lourde et triste ne produit rien de bénéfique, elle coupe de la réalité la personne qui s’y laisse prendre et elle peut avoir des effets destructeurs. À l’inverse, la passion plus légère et joyeuse produit et enrichit l’humanité de ses œuvres.
Bien sûr je viens d’opérer une distinction nette en théorie mais elle est plus poreuse dans la pratique. Nous pouvons osciller de l’obsession à la passion, une passion peut se transformer en obsession quand par exemple un artiste ayant perdu sa créativité se contente de se répéter lui-même. Nous pouvons peut-être aussi faire d’une obsession une passion. Pensons à Marcel Proust qui a certainement vécu des obsessions amoureuses semblables à celle qu’éprouve Swann pour Odette, mais qui a su la sublimer, la transformer à travers sa passion pour l’écriture.
Alors comment sortir de l’obsession ?
Une fois que nous y sommes enfermés, il est difficile d’en sortir, notre esprit s’y rétrécit et il peut difficilement accéder à une autre perspective.
Peut-être pouvons-nous nous exercer à prévenir le phénomène. Tout d’abord en nous habituant à résister à ce que nous pensons spontanément, en nous exerçant à nous faire un peu violence au lieu de nous laisser aller à la facilité de croire spontanément aux premières idées qui nous viennent à l’esprit.
Nous pouvons exercer une certaine malveillance (oui, je sais c’est un terme grinçant à notre époque où il n’est question que de bienveillance) une certaine malveillance donc à l’égard de nos constructions mentales.
Nous pouvons aller dialoguer activement avec celles et ceux qui ne nous ressemblent pas et ne pensent pas comme nous.
Nous pouvons faire nôtre cette idée de Simone Weil : « dès qu’on a pensé quelque chose, cherchons en quel sens le contraire est vrai ».
Nous pouvons aussi nous livrer à un petit travail d’introspection en commençant par faire, à l’instar de Nietzsche, la généalogie de nos représentations (c'est d'ailleurs ce à quoi nous invitons les personnes qui s'exercent à la consultation philosophique).
Exemple : pourquoi une personne aurait-elle besoin d’affirmer ce que j’affirme ? Pourquoi aurait-elle besoin de dénoncer le patriarcat ? Est-ce par souci d’émancipation ? Peut-il y avoir d’autres raisons à cette dénonciation qui me tient tant à coeur ? Est-ce pour me rassurer ? Pour me dire que je suis dans le camp des bonnes personnes ? Que se sont les autres, les méchants et que je peux donc m’épargner le travail de m’examiner moi-même ? Est-ce pour soulager mon sentiment d’impuissance ?
Ou encore je peux me demander pourquoi je tiens tant à condamner l’homosexualité ? Est-ce pour maintenir l’ordre social ? Pour être fidèle à ma religion ? Peut-il y avoir d’autres raisons à cette dénonciation qui me tient tant à coeur ? En quoi cela peut-il me déranger ? Quel genre de personne a besoin de condamner l’homosexualité ?
Souvent nos combats nous donnent une image valorisante de nous-mêmes mais avons-nous pris le temps d'examiner des raisons plus obscures qui pourraient nous animer ?
Avons-nous pris le temps d’examiner l’ensemble des raisons qui nous font penser ce que nous pensons, condamner ce que nous condamnons ? Ou bien nous sommes-nous contentés de croire et de condamner ce qui nous parait injuste sans prendre le temps de l’examen ? Sommes-nous conscients des limites de notre positionnement ? Pourquoi a-t-on besoin de croire à telle ou telle théorie ? Pourrions nous voir les choses avec d'autres lunettes que celles de la religion, de la politique, de la morale, de l'humour, de l'esthétisme ?
Mais questionner nos représentations, prendre de la distance avec elles pour ne pas s’enfermer dans des obsessions, cela veut-il dire que nous ne pouvons affirmer certaines choses et nous lancer dans des combats ?
Certainement pas, car combattre pour une cause, s’engager, penser, philosopher, ce n’est pas devenir fanatique, ce n’est pas foncer à l’aveugle toujours dans la même direction, c’est avancer fermement en gardant toujours une place pour le doute.
Le questionnement, la remise en question permettront alors de ne pas s’enfermer dans un monde fictif mais de rester en prise avec la réalité qu’il s’agit non pas de détruire en raison de fictions devenues délirantes à force d’être obsessionnelles, mais de penser pour construire ensemble.
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