Savoir porter son attention/ Faut-il vraiment s'indigner ?
SAVOIR PORTER SON ATTENTION Ateliers philo à Stains en Seine-Saint-Denis. Le matin et le soir nous abordons le même thème : les addictions. Le matin dialogue avec des mamans et le soir, beaucoup de monde mêlant parents et ados. C’est rare qu’il y ait autant de monde à un atelier philo.
La question : « Pourquoi avons-nous des addictions ? » a mobilisé, c’est probablement une conscience de la gravité du problème, un désir d’y voir plus clair, une volonté de prévenir et de s’en sortir. À Stains, la vie n’est pas toujours facile, on ne roule pas sur l’or, c’est le moins que l’on puisse dire.
Dans les rues, jonchant le sol, on trouve des bonbonnes d’hélium usagées. Elles servent à gonfler les ballons, mais elles servent aussi à des enfants à s’évader lorsqu’ils inhalent le gaz hilarant qu’elles contiennent. C’est drôle sur le moment, mais ça détruit les neurones, ça peut provoquer la paralysie et parfois ça tue.
Lors de l’atelier on réfléchit à ce phénomène, les parents sont inquiets, mais ils laissent parler les ados en priorité. C’est dur de résister à la pression du groupe, à l’envie de s’amuser, d’être bien vu. Il faut savoir dire non, il faut accepter parfois d’être exclu, d’être mal vu, d’être traité de lâche (alors qu’en fait ça demande du courage de refuser) et puis il y a l’attrait du plaisir immédiat.
À Stains, comme ailleurs, il y a aussi l’addiction aux écrans, un des fléaux de notre monde moderne. Addiction aux jeux vidéos, à Tiktok, à Snapchat, les ados ne sont pas les seuls à rencontrer ce problème. Mariem, 14 ans dit qu’elle se sent vide, qu’elle n’a rien fait de sa vie quand à la fin de la journée elle est restée à regarder des vidéos sur Snapchat.
Passer d’une vidéo à l’autre toute la journée, se laisser emporter par le flux des images, ça aussi ça vrille le cerveau moins vite que les bonbonnes d'hélium, mais c’est pas mieux. Ça donne des sensations sur le coup, mais ça nous vide. Un suicide à petit feu.
On compare alors deux types de plaisirs : le plaisir immédiat qui ne demande aucun effort, on ne laisse aller et un plaisir qui n’est pas immédiat qui demande des efforts. À la fin du premier type de plaisir on se sent mal, on a été esclave finalement, on n'a rien fait de sa vie comme dit Mariam, au contraire avec le deuxième type de plaisir, au début c’est dur, on s’ennuie, on voudrait arrêter, mais à la fin on se sent bien, on se sent libre et fort. On a réussi à résister, on a appris quelque chose, on est fier.
Oui, mais pour connaître ce deuxième type de plaisir, il faut avoir appris à porter son attention, à se concentrer et c’est difficile, cela demande de l’exercice. C’est justement ce qu’on apprend pendant les ateliers philo, c’est la chose la plus importante qu’on y apprend : savoir porter son attention. Ça va lentement, souvent on est frustré, on voudrait sa dose de sensations, on s’accroche à son téléphone dans sa poche, mais on se retient. Il y a des silences, ça parait long, il faut écouter, attendre, se taire, ne pas se précipiter.
Alors parfois se produit le miracle de la réflexion, on trouve une idée, on voit les choses comme on ne les avait encore jamais vues, on prend plaisir à penser, à formuler son idée, à écouter celle d’un.e autre. Ce n’est pas une grosse sensation qui abrutit, c’est un plaisir subtil, joyeux, on est présent, quelque chose grandit en nous. On se regarde les uns les autres, on a réfléchi ensemble et on sent que c’est bien.
FAUT-IL VRAIMENT S’INDIGNER ?
Atelier philo en prison. Ce jour-là, je commence l’atelier en parlant de Socrate, de son procès, de sa condamnation à mort. Sans que je comprenne bien pourquoi, cela semble mettre Faruk en colère. Il suffit de quelques mots et son indignation à fleur de peau se réveille.
Ce n’est pas la première fois qu’il vient aux ateliers, je commence à le connaître. Faruk parle souvent d’un ton à la fois docte et véhément, il assène ses vérités. Comme si le ton employé pouvait remplacer les arguments. Comme si le ton employé pouvait lui permettre de convaincre les autres alors qu’il ne fait au mieux (ou plutôt au pire) que les intimider. Le voilà maintenant qui vitupère « de toute façon cette société est pourrie, on se fait voler par l’État et puis tous ces politiques véreux qui nous arnaquent et puis les ukrainiens, moi je n’en ai rien à faire qu’ils crèvent sous les bombes ! Ils auraient mieux fait d’accepter l’invasion des Russes, on n’en serait pas là à payer nos factures de gaz plus cher. »
Inutile de discuter du contenu. Je fais remarquer à Faruk qu’il est en colère. Il répond que pas du tout, il est juste réaliste. Je lui demande s’il pense que les autres le voient en colère. Il dit qu’il n’en sait rien. Quand les autres opinent du chef pour signifier qu’ils voient de la colère en lui, il est étonné.
Alors je propose qu’on philosophe sur la colère. De façon générale, qu'est-ce qui met les humains en colère ? Marc répond que c’est le sentiment d’injustice. Mais il est vrai que ce sentiment est très subjectif. Nous ressentons parfois de l’injustice là où nous vivons simplement une frustration relative. Par exemple, quelqu'un nous prend une place de parking, nous passe devant à la boulangerie, nous coupe la parole. Parfois nous vivons de vraies injustices, nous sommes victimes de racisme, de misogynie et de toutes sortes de discriminations ou de violences. Parfois encore le sort s’abat sur nous : maladie, rupture, deuil. L’émotion de colère que nous pouvons alors ressentir peut se cristalliser en un sentiment plus durable. Il arrive que certains, à l’instar de Faruk, développent une indignation à fleur de peau.
Quel est l’avantage de ce type d’attitude indignée ? Quand on l’adopte, on n’a pas besoin de réfléchir, on pense être du bon côté, ce sont les autres les méchants. Pas besoin de rechercher des arguments, le sentiment d’indignation suffit. Il est intense et d’une certaine façon nous en jouissons, il nous donne une raison d’exister. On ne cherche pas à dialoguer avec les autres dans ce cas, on cherche plutôt à les rallier à notre cause. On attend d’eux un soutien, une adhésion, pas une objection ou une question.
Mais quel est le problème de cette forme d’indignation ? Elle ne pousse pas à la réflexion, elle peut intimider ou fatiguer les autres. Elle est lourde et manque de légèreté. Elle ferme le dialogue au lieu de l’ouvrir.
À la fin de la séance et de cette réflexion sur la colère, ses causes et ses conséquences, Faruk se met à réfléchir. Le ton qu’il emploie est beaucoup plus doux, on voit même un sourire éclairer son visage. Je lui demande ce qu’il ressent, s’il est plus ou moins en colère qu’au début. Il répond qu’il se sent beaucoup plus en colère ce qui étonne tout le monde.
Gaëtan propose une explication : il est probable qu’au début de la séance tu n’avais même pas conscience de la colère pourtant très présente qui t’habitait. Tu te croyais réaliste et objectif, mais tu te dissimulais ta colère. Puis tu as pris conscience de cette colère et comme tu en as pris conscience tu as compris qu’elle était là. Comme tu l’as perçue, tu as cru qu’elle augmentait, mais c’était juste une prise de conscience de ce qui était déjà là. En réalité, en en prenant conscience, tu l’as acceptée, elle a diminué, puis tu t’es apaisé. Apaisement que nous voyons maintenant sur ton visage.
Tu as raison, répond Faruk, c’est drôle, c’est comme si ma conscience était en décalage avec ce que ressens et que je nomme avec un temps de retard. C’est vrai, en fait, je me sens plus tranquille. Peut-être que je pourrais faire autre chose de ma colère que de m'indigner à tout bout de champ.
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